samedi 8 octobre 2016

Aix-en-Provence   
ou
 la "Belle Endormie"


1946 vit naître une génération d'enfants délivrés des horreurs de la guerre qui ne pouvaient évidemment pas avoir conscience des souffrances terribles vécues quelques semaines auparavant par une humanité meurtrie.
Ces chroniques racontent l'histoire de l'un d'entre-eux. 
Aix-en-Provence était encore cette "Belle Endormie" aux rues désertes pendant les heures de travail et d'école. Les sirènes des usines, car il y avait encore des usines, hurlaient l'heure. La campagne aixoise se trouvait à deux pas: les longues barres aux appartements cage à lapin sommeillaient encore dans les cartons des architectes et n'avaient pas défiguré collines et vallons.
Cette époque entrait en agonie, mais elle n'en avait pas conscience: l'Aix-en-Provence des "vrais aixois" allait disparaître, saigné par le béton, le profit et, l'apparition de nouveaux monstres: les supermarchés qui s'empliraient d'adorateurs de rayons tandis que se videraient les parvis des églises. Le dieu Chariot allait remplacer moyennant  une pièce glissée dans une fente le Dieu d'Amour.

Les paysans eux aussi allait disparaître: l'arrivée de l'eau du "Canal de Provence"  fut d'abord la possibilité d'élargir la palette de leurs cultures puis très vite de vendre leurs terres très chers pour  remplacer blé et vignes par des villas avec piscine. L'eau n'était plus une denrée rare mais un "bien de consommation". 

Si la Provence est le décor de ces souvenirs, ces derniers ressemblent pourtant pour beaucoup à ceux de tous les enfants de France ou d'Europe de cette époque. Un nouvel ordre social allait apparaître. 
Ce sont ces évocations d'un monde bientôt oublié que je vous invite à partager, comme l'on partage un bon morceau de pain ou mieux un bon repas entre amis, sans prétention mais avec la chaleur des mots qui viennent du cœur...

Bernard Malgouyres

jeudi 1 septembre 2016


Aix-en-Provence   
ou
 la "Belle Endormie"



lundi 1 août 2016

Timide Enfance


Mon cercle familial était restreint. Nous n'étions pas une grande famille, tant de par le nombre de ses membres que de par l'importance d'un compte en banque. Outre mes parents, mes grands-parents paternels et maternels et la soeur de Marie-Thérèse, Marguerite, je ne rencontrais pas grand monde: mon père, lui, était fils unique. Ma solitude relative et non ressentie de premier fils cessa en 1951 avec la naissance de mon frère André qui, tout bébé, dormait dans le tiroir de la commode lorsque, véritable expédition, nous allions en famille dormir à Marseille, rue "Antône Blanc". Mes grands-parents vivaient là, au troisième et dernier étage depuis leur début de vie de couple. Ils s'étaient mariés après la guerre de 14. Pierre était, si l'on puit dire, un époux de remplacement. Ma grand-mère, Louise, devait se marier avec Léon, le frère aîné. Le conflit mondial en décida autrement. Léon fut tué sur le Front des Vosges dans la boue inhumaine et lors d'un assaut aussi inutile que meurtrier. "Tombé au Champ d'Honneur"! Comme des millions de jeunes gens, ce fut la fin de sa courte existence, loin de sa famille.

Depuis leur mariage, Louise et Pierre occupaient donc là, au troisième étage d'un immeuble à l'architecture Second Empire, un petit appartement charmant. Je me souviens de bien des détails, des trois chambres, de la cuisine, du "cafouche" mais je n'ai aucun souvenir d'une quelconque salle de bain. En ce temps-là, on se lavait dans la cuisine, dans une grande bassine. Le progrès arrivait lentement, envahissant. Ce fut d'abord le "Frigidaire" qui l'hiver se transformait en armoire à chaussures, puis l'eau chaude au robinet. Bientôt, l'universel "Savon de Marseille" fut concurrencé, sur l'étagère au-dessus de la "pile", terme local pour l'évier par un paquet de poudre "Rolls", produit miraculeux selon la publicité qui ne resta pas longtemps sans rival.
La cuisine avait encore, sur son mur aveugle, le bec de gaz à bras extensible, seule lumière "moderne" au temps de l'enfance de ma mère. Les autres pièces s'éclairaient à la bougie. Bec de gaz devenu inutile depuis l'installation de l'électricité mais dont mon grand-père n'avait pu se résoudre à se défaire: le démonter reviendrait à effacer tout un passé empli de souvenirs de jeunesse, de devoirs rédigés sur la table et de leçons récitées à sa lueur.

lundi 11 juillet 2016

Albert...

Voici qu'entre en scène et en vie celui qui deviendra mon père, puis celui de deux autres enfants: André et Geneviève, toujours d'un premier lit, on manquait d'imagination à l'époque!
Albert naquit au pied de "La Bonne Mère" au rez-de-chaussée d'un petit appartement du Boulevard Vauban. Cette avenue est une côte abrupte et rectiligne ou une descente périlleuse selon la perspective dans laquelle on se place. Nous sommes dans le début des années 20. Dans la famille, j'ai toujours entendu dire qu'il était un enfant de "vieux" pour expliquer son goût de l'ordre, sa passion pour les enquêtes policières familiales. Tout étant relatif, j'ai appris que ses vieux parents n'avaient pas dépassé les 35 ans pour son père et les 25 pour sa mère lorsqu'il vint au monde. Du haut de mes cinq printemps, cependant, je considérais cette qualification "d'enfant de vieux" totalement justifiée, car pour moi la vieillesse commençait à alors 14 ans.

De l'enfance de mon père, je n'ai en mémoire que des bribes et des pointillés. C'était un très bon élève, comme le sont tous les parents lorsqu'ils parlent de leur scolarité à leur progéniture et un enfant de choeur en aube rouge. Le premier épisode marquant que m'a raconté à maintes fois mon père advint lors de son dix-huitième anniversaire. Il rêvait d'une moto. Germain répondit: "oui, tu auras ta moto". Le jour-dit, le 15 mars, Albert fut appelé par son père:"Ta moto est dans ta chambre!" Fou de joie, le fils se précipita et trouva, sur son bureau un modèle réduit. J'entends encore, suite à cette blessure irréparable, les paroles de l'auteur de mes jours: " J'ai eu l'envie de le tuer!"
Un an plus tard, mon père s'engagea dans l'armée pour "se débarrasser du service militaire". C'était en 1938. Cette excellente iniative se révéla désastreuse: il n'en sortit que peu avant la Libération. Il fut fait prisonnier, visita tout frais payés la Prusse Orientale dans des camps peu chauffés et à la nourriture déplorable avant de rentrer à Marseille, rapatrié par la Croix Rouge.
C'est de cette période de sa vie que j'ai le plus entendu parler et dont notre famille conserve quelques documents: photos, lettres de mon père venues du stalag. S'il fallait retenir un seul mot des récits de mon père ce serait le mot "faim". Faim à chaque instant de la guerre, même à son retour à Marseille où tout manquait et votre pain pesé par rations selon votre âge ou votre sexe. Mon père m'a maintes fois raconté comment lui et un camarade avaient tué un goret, puis l'avaient caché dans une meule de paille pour le dévorer ensuite clandestinement. Les paysans où il travaillait en journée était discrètement gentil avec lui. La terreur nazie régnait, ils ne pouvaient être au grand jour un soutien nourricier: une pomme de terre glissée discrètement dans la poche du manteau marqué en son dos de deux grandes lettres "KG", un morceau de pain. La nourriture était rare, même pour les familles allemandes: l'armée prenait tout. Les voies du Destin sont quelques fois extraordinaires: un jour de juillet, alors qu'il était au guichet de la banque où il était caissier, une famille de touristes allemands se présenta. Mon père eut une hésitation d'incrédulité: ce n'était pas possible! Pourtant si! Cette famille, là, devant lui, était celle chez qui il avait passé pendant quatre années les journées dans les champs de betteraves et de pommes de terre. La dame le reconnut à son tour et souffla d'une voix stupéfaite: "Albert!"


samedi 11 juin 2016

Marie-Thérèse


C'est dans l'appartement de la rue Antoine Blanc que Marie-Thérèse passa son enfance avec sa jeune soeur Marguerite, les cheveux tressés et déjà un air d'institutrice. Elle commença sa scolarité en sautant le cours préparatoire d'une façon peu orthodoxe. Le jour de la rentrée, en octobre en ce temps-là, elle fut placée par erreur dans la classe supérieure.
La directrice, prévenue de cette anomalie, décida de venir chercher ma future mère et de l'accompagner à l'endroit où elle aurait due être, manoeuvre simple s'il en est, du moins en apparence car Marie-Thérèse en avait décidé autrement: elle s'accrocha en hurlant à son pupitre en déclarant qu'elle voulait rester là, qu'elle ne voulait pas changer de classe. Les menaces, les flatteries, les promesses, les ruses n'y firent rien. Les trente enfants suivaient amusés et intéressés cette scène en se demandant qui en serait le vainqueur. Ce fut Marie-Thérèse! La maîtresse, finalement, intercéda pour cette élève imprévue. La directrice capitula. Ainsi notre future mère gagna une année en quelques minutes et mit les bouchées doubles pour revenir au niveau de la classe. Enfant studieuse, ses études furent attentivement suivies par ses parents qui décidèrent de lui faire passer le concours de l'Ecole Normale" pour que leur fille devienne "maîtresse d'école".
Son éducation de jeune fille fut complétée par l'étude du piano. Pierre son père avait choisi cet instrument pour contrecarrer une initiative louable mais malheureuse d'un oncle bien intentionné qui avait offert à sa nièce un violon. Pleine d'un enthousiasme musical et de bonne volonté, la fillette en tirait des grincements aigus insupportables, maniant l'archer avec une brusquerie congénitale, mais ô combien efficace, transformant ce noble instrument en une sirène d'alarme. Par chance, nous étions encore avant la guerre, sinon Marie-Thérèse aurait réussi l'exploit de réunir toute la cage d'escaliers aux abris!
Enfin, Pierre et Louise achetèrent un piano droit qui relégua définitivement le violon dans son étui, ce dernier étant lui-même placé sur une armoire où il fut progressivement oublié.
Aujourd'hui, ce piano droit est toujours dans la famille après avoir servi aux trois enfants de Marie-Thérèse. C'est notre plus jeune soeur, Geneviève, dont nous reparlerons qui, sur les conseils de son époux, lui même épris de musique, a accepté d'adopter le vieux piano en son salon. Certes, il ne tient plus très bien l'accord, mais vu le niveau de Geneviève, cela n'a finalement pas trop d'importance!
Il existe une autre fin à ce chapitre en deux temps! Les petites soeurs sont souvent les souffre-douleur de leurs frères plus âgés ou la cible de leurs moqueries. Rectifions donc quelque peu. Certes Geneviève n'avait pas le niveau d'un Chopin devant le clavier d'ivoire, mais elle jouait très correctement et agréablement les airs à la mode. Citons en exemple une inoubliable pièce romantique de la grande Sheila dont l'art poétique frise le génie: "L'école est finie... La cloche a sonné, tu as seize ans mais tu en fais dix-sept, c'est de la chance!" En plus, les grands frères sont de mauvaise fois, ils mélangent deux chansons pour mieux être taquin. Bon! La cloche a sonné, passons à la suite, au deuxième temps. Alain, le mari de Geneviève, ne voulait absolument pas de ce piano encombrant. Il fit de la résistance, mais, le pauvre avait oublié ce vieil adage: "Ce que femme veut, Dieu veut!"

mercredi 18 mai 2016

La rencontre

Nous reviendrons plus tard sur les naissances de mon frère André et de ma sœur Geneviève et nous ne manquerons pas d'évoquer leur enfance avec la précision d'un entomologiste épinglant un papillon rare sur une planche de chêne-liège. Mais pour en arriver à cette dissection, il nous faut d'abord faire se rencontrer Albert et Marie-Thérèse et les voir convoler en "juste noces" comme on le disait alors. L'auteur de ces lignes n'ayant aucune responsabilité dans leur choix, il n'en est que plus à l'aise pour évoquer la création de leur cellule familiale, chacun étant libre de se mettre la corde au cou comme il le souhaite. Soulignons simplement qu'une cellule reste une cellule, même si l'on y adjoint le qualificatif de "familiale".
En ce temps-là, pas question d'avoir des enfants sans passer devant monsieur le maire et monsieur le curé. Et quand on ne voulait pas en avoir, il fallait être très bon en mathématiques car à cette époque tout devait être compté: les atouts à la belote, les tickets de rationnement et les jours de fertilité grâce à la méthode du bon docteur Ogino, citoyen de l'Empire du Soleil Levant.
Une méthode nippone (ni mauvaise d'ailleurs, comment résister à ce jeu de mots stupide mais si délicieux) sans doute mal traduite du japonais, langue qui est du chinois pour les Français plus doués pour la bagatelle que pour les idiomes étrangers, méthode donc qui ne pouvait être appliquée efficacement que les mois de février non bissextiles. D'où les erreurs fatales qui arrondissaient les ventres féminins et repeuplaient la France. Une statistique officielle de Ministère de la Santé, publiée en 1948 précise avec un humour involontaire qu'un "Bernard" sur deux -prénom à la mode en ces temps reculés- était un Bernard Ogino!
Marie-Thérèse, à la sortie de l'Ecole Normale, fut nommée à Beaurecueil, village encore rural à cette époque avec ses pauvres champs de blé, de pommes de terre et de vignes. Elle y restera dix ans, enseignant en classe unique à des enfants allant de 4 à 14 ans. C'est là qu'elle passa la guerre. L'éloignement d'une hiérarchie aux ordres de Vichy lui permis de ne pas faire chanter "Maréchal nous voilà" avant les cours du matin, de cacher une famille juive dont le nom est encore présent phonétiquement à ma mémoire: la famille Cron, d'alimenter les maquis en informations et d'abriter dans le grenier un parachutiste américain. De ce temps-là, ma mère parlait peu, pour ne pas dire jamais. Elle n'a jamais été décorée et aurait d'ailleurs été très étonnée de l'être.
Il faut dire qu'à cette époque, la messe était très fréquentée et tous les fidèles connaissaient par coeur le passage de l'Evangile évoquant les "Ouvriers de la vingt-cinquième Heure" qui reçoivent exactement le même salaire que ceux qui ont travaillé à temps complet. Donc tous les habitants d'Aix-en-Provence et de sa région, le Maréchal chassé et de Gaulle au pouvoir, se convertirent à la Résistance, à la vingt-cinquième heure de la guerre alors que les Allemands étaient partis depuis belle lurette.
Il n'est que de regarder les photos de l'époque pour s'en rendre compte: même foule compacte, attentive et enthousiaste à trois années près, seul l'orateur change: Pétain d'abord, de Gaulle en suite. Il en fut d'ailleurs de même partout en France si l'on s'en réfère aux Historiens. Mais comment en vouloir vraiment aux hommes et femmes de cette époque. Il est facile, tant de décennies plus tard de s'adonner à la critique ou à l'ironie. Il leur fallait beaucoup de courage et de volonté pour arriver à vivre simplement au quotidien pendant l'Occupation et encore plus pour entrer dans la Résistance où ils mettaient leur vie et celles de toute leur famille en danger de mort.

Non, Marie Thérèse ne parlait pas de ces choses-là, elle préférait évoquer son goût pour la danse et la valse en particulier ou ses années d'institutrice et ses souvenirs de classe. Elle me racontait amusée sa première inspection, Monsieur l'Inspecteur lui avait déclaré péremptoire: "Il y a trop de fenêtres dans cette classe!"
Pour les non-initiés aux arcanes de cette noble institution qu'est l'Education Nationale, rappelons simplement que le corps des Inspecteurs est composé de personnes généralement maniaco-dépressives, promptes à retourner leur veste pédagogique en fonction des instructions du ministre en exercice. Incompétence et suffisance sont les deux mamelles qui nourrissent ces petits chefs bornés.
Mais laissons-là ces vérités pour revenir à notre Marie-Thérèse. Il est temps de la marier. Albert venait lui aussi souvent à Beaurecueil où il rendait visite à une amie de sa mère, madame Narbonne, appelée aussi Tata Adrienne. La grande maison de madame Narbonne donnait sur la cour de l'école. Cette dernière eut alors l'idée lumineuse d'inviter Marie-Thérèse à dîner tout en demandant à Albert, pour l'éloigner le temps de l'arrivée de la jeune fille, d'aller couper du bois.
Cette mise en scène fonctionna à merveille. Beau gosse, les cheveux gominés et la chemise blanche, une hache efficace à la main, il n'en fallut pas plus à Marie-Thérèse. Le dîner terminé, Albert raccompagna Marie-Thérèse chez elle, soixante-mètres tout au plus plus bas tandis que la conscience de la tante Adrienne se manifestait et lui faisait des reproches: tu n'aurais pas dû les laisser seuls. Trois mois après en août, ils se mariaient. Quant à moi, Bernard, je vins au monde au mois de juin suivant. Les délais convenables étaient respectés mais, quand je voulais taquiner ma mère, j'inversais les mois ce qui ne manquait pas de la mettre en rage. Alors, je déclarais à l'auditoire que je prenais à témoin:" C'est plus une honte de nos jours d'avoir un enfant avant le mariage et tu as été toujours en avance sur ton temps! Et tout le monde sait que tu étais secrétaire de mairie." Cette insinuation perfide alimentait un doute dont je me délectais.
Le mariage eut lieu dans la petite église de Beaurecueil. N'y étant pas, je n'en ferais pas tout un chapitre, je ne puis me référer qu'à la traditionnelle photo montrant ma mère en robe blanche et mon père en costume sombre, tous deux le sourire aux lèvres, de trois quart face, fixant l'objectif.
Personnellement, j'ai toujours détesté ce genre de photo me disant que lorsque l'on fait une aussi grosse bêtise, il n'est pas forcément utile d'en graver l'image sur une pellicule.
Lorsqu'ils commencèrent leur vie maritale, ils avaient respectivement 26 et 27 ans. Je trouvais cela bien vieux dans mon enfance. Aujourd'hui, je pense exactement le contraire!

mardi 10 mai 2016

J'attends Papé...


Le logement de la rue Antoine Blanc était bien haut pour un tout petit enfant qui commence juste à faire ses premières expériences de bipède. Aussi, la porte d'entrée de l'immeuble franchie, je m'asseyais sur la première marche de la cage d'escalier et je prononçais la phrase rituelle et magique: "J'attends Papé". Mon grand-père venait alors me prendre dans ses bras et tel un ascenseur de tendresse m'emmenait pour mon plus grand plaisir au seuil de l'appartement où il me déposait délicatement. Papé avait un prénom courant en ce temps-là : Pierre. Ma grand mère l'appelait "Pierrot" ou plutôt :"Siou plaît Pierrot", car Pierrot n'avait droit à la parole que s'il était d'accord avec son épouse. Ce "siou plaît Pierrot" avait pris le rang d'une phrase rituelle: tous nous la connaissions, mais seule ma grand mère avait le droit de la prononcer.

Pierre était grand et sec. Je l'ai toujours connu avec une chevelure blanche et une épaisse moustache, un sourire doux et une patience d'ange avec moi. Je descendais souvent avec lui dans l'arrière-cour de l'immeuble où il possédait un petit atelier. Avec lui, je fabriquais des bateaux. Il me donnait les plus belles vis qu'il gardait dans de petites boîtes d'allumettes: des vis chromées. Placées sur la planchette, elles représentaient le bastingage quand je les avais reliées par une ficelle.
Mon grand-père avait travaillé très jeune, débutant à 11 ans comme apprenti sellier dans un atelier de garniture de sièges automobiles. A la Communale, c'était un élève brillant mais il était hors de question qu'il fasse des études: pas d'argent! Vint la Première Guerre Mondiale qui modifia son destin sans le briser, comme ce fut hélas tristement, désespérément le cas pour des millions de jeunes hommes en Europe. Son frère Léon, mort au Front, Pierre fut replié à Saint-Tropez, village sans renommé en ce temps-là, mais doté d'une usine de fabrication d'armes et si mes souvenirs ne me trahissent pas, spécialisée dans les torpilles. Ajusteur, mon grand-père y passa son temps militaire. Revenu à la vie civile, marié, il entra alors aux "Aciéries du Nord" une immense usine au bout du Boulevard Rabatteau, toujours à Marseille qui fermera ses portes à la fin des années 1950. Chômeur pour quelques semaines, le temps de retrouver du travail à l'autre bout de la ville chez un fabriquant de grues: les établissements Griffet.

Chaque matin, ma grand-mère lui préparait sa gamelle. Une gamelle en fer blanc et à étages. Je crois que mon grand-père a passé bien des déjeuner en son usine à manger ainsi, assis dans un coin de son atelier, court arrêt entre de longues périodes de travail.
Je n'attends plus Papé, aujourd'hui. Il est bien loin maintenant le temps où enfant, je me juchais sur son dos pour gravir les marches du bonheur de l'enfance. Le "papé", c'est moi aujourd'hui.

Ma grand-mère Louise, préparatrice de la gamelle déjà évoquée, était couturière à domicile dans sa jeunesse. Elle recevait de grandes dames, comme l'on disait alors, dans son modeste appartement. Un mannequin délaissé dans une chambre était pour moi, le témoin mystérieux de ce temps de petite main. Un nom revient à la lumière lorsque j'évoque le souvenir de ma grand-mère en pensant à son métier: celui de La Panouse. Parfois, je me plais à penser qu'elle retouchait les robes, les manchons, les manteaux de la Vicomtesse et de ses amies. Un vague bruit de conversation, quelques phrases enregistrées, je ne sais trop comment en moi, me font entendre Louise évoquant l'enfant exceptionnel qu'était le futur créateur du Parc Animalier de Thoiry. Ce qui est certain, par contre, c'est que ma mère et sa jeune soeur étaient priées de se retirer dans leur chambre lors des séances d'essayages et de se tenir tranquilles.

dimanche 1 mai 2016

Du côté de mon père...

Mes grands-parents paternels habitaient eux aussi à Marseille dans le quartier huppé de Saint-Giniez quand je les ai connus. Ma grand-mère Louise était "placée", comme l'on disait à l'époque, dans une grande famille de la haute bourgeoisie et son mari, âgé d'une dizaine d'années de plus qu'elle, ressemblait comme deux gouttes de pastis au maréchal Foch, tel qu'on le voit dans les livres d'Histoire. Je n'ai que peu de souvenirs de ce grand-père qui avait perdu une jambe. Il a quitté ce monde alors que nous étions en famille en Vivarais. Juillet ou début août, je ne sais plus, je devais avoir 8 ou 9 ans. Quant à Louise, mes souvenirs sont plus précis. Veuve, elle dût partir du petit appartement de Saint Gigniez et trouva une place chez une vieille dame charmante descendante du peintre Toulouse de Lautrec. J'ai visité la demeure de cette comtesse et parmi les images qui reviennent à la surface dans mon esprit, il y a un gros interrupteur placé discrètement sous la grande table de la salle à manger. La maîtresse de maison pouvait alors sonner les "bonnes" afin qu'elles s'affairent à la suite du service.
Lorsque vint le temps de quitter "sa place", Louise s'installa dans un petit appartement, rue Bruès à Aix-en-Provence puis à Beaurecueil, village où ma mère avait fait ses débuts d'institutrice, en classe unique. J'allais souvent voir ma grand-mère "d'un coup de bicyclette", Aix et Beaurecueil n'étant distant que de dix kilomètres. Elle m'attendait avec des "bugnes". Je ne sais plus trop ce que l'on pouvait se dire mais nous nous entendions bien. Un hiver emporta Louise, un hiver de neige, rare en Provence. La montée au cimetière fut bien difficile.
Avant de clore cette évocation, un mot des lointaines racines paternelles. Mon grand-père Germain était Aveyronnais, issu d'un famille nombreuse. L'aîné de cette famille eut la ferme en héritage et tout le reste de la famille émigra, de force, pour la ville. Joseph, l'aîné, avait décidé de mettre ses frères à la porte pour rester le seul maître du domaine.
Pour Germain, ce fut Marseille. Je n'ai jamais su pourquoi, je ne sais non plus comment Louise et Germain se sont rencontrés. Pour moi, leur histoire commence avec les souvenirs de mon père, fils unique.


samedi 30 avril 2016


Mes débuts

Donc me voilà les yeux ouverts sur le vaste monde, un monde limité à la lucarne de mon berceau ou à celle de ma poussette, ridiculement affublé de culottes bouffantes en tricot, d'un bonnet à froufrou, un hochet à la main que je regarde en louchant en agitant mes petites jambes, tel un minuscule champion cycliste. Pour compléter ce tableau, quelle bonne idée! des chaussons de laine retenus par un ruban de soie, bleu évidemment. Dans ma lucarne apparaissent les têtes de mes parents, les visages des grands-parents ou ceux des visiteurs. Tout ce petit monde me sourit en gros plan en me prenant pour un débile total. Il me chatouille, me papouille, me mouille les joues de baisers. Pire, chacun se croit obligé d'inventer une langue adaptée à mon très jeune âge, langage préhistorique, mélange d'onomatopées et de néologismes primaires.
Je me console en pensant que je suis en bleu, que les stroumphs n'existent pas encore, que si c'est cela les manifestations de l'amour, l'humanité a encore des progrès à accomplir. Pour me venger, je pince les nez trop proches, mouille les jupes et les pantalons des aventuriers de l'enfance qui ont l'audace de m'extraire de mon berceau et de temps en temps, de temps en temps seulement si le vêtement en vaut la chandelle, je vomis de plaisir!
De toutes les manières, quoique je fasse, j'entends sans arrêt des gazouillis répétitifs dont le sens général pourrait se résumer ainsi: "Qu'il est mignon!" Je veux bien le croire mais quand je vois les clichés de l'époque, j'ai des doutes. J'ai plus l'air d'un poupon déguisé, coiffé, poudré que d'un vrai bébé. J'ai même les joues maquillés!
Le pire advint quand, vers l'âge de deux ans, mes cheveux eurent suffisamment poussé pour que ma mère puisse me doter d'une coque sur la tête, c'est à dire une mèche enroulée, d'un diamètre de trois bons centimètres prenant toute la longueur de ma chevelure sur le sommet de mon crâne. Parfois, je me dis en voyant les documents de l'époque que j'ai eu beaucoup de chance que mon psychisme profond et mes tendances sexuelles restent quasi-normales. Ce doit être le bleu qui m'a sauvé.
Sombrons maintenant dans l'horreur: la mode en 1946 était de faire photographier son bébé, tout nu, allongé sur le ventre et d'afficher fièrement cette image ridicule dans le salon! Je n'y échappais pas: séance de pose, rue Thiers à Aix. Je n'en n'ai évidemment aucun souvenir. Je le sais tout simplement car vers l'âge de quatre ans, ma mère m'a ramené sur les lieux de son crime et m'a fait tirer le portrait en plan américain avec une chemise -j'allais écrire un chemisier- à col claudine. Par chance, toutes ces photos ont disparues à mon grand soulagement.
Mes parents et moi habitons l'école de Beaurecueil. Quand ils travaillent, une dame vient me garder verticalement et sous mon berceau une petite chienne cocker veille sur moi horizontalement. Ce sont Adrienne et Miquette. Elles sont brunes toutes les deux avec un beau regard tendre à mon égard. Nous commençons à sortir ensemble tous les trois car en ce printemps 1947 le mois de mai est agréable. J'ai autour de la taille une espèce de laisse qui assure ma sécurité, Adrienne et Miquette, elles, n'en ont pas. Je suis très soucieux, déjà à l'époque, de ne vexer personne. Je me déplace donc un peu comme Miquette puis ensuite un peu comme Adrienne. Toutes les deux sont très contentes de moi et me le prouvent en humidifiant mes joues. L'une me lèche et l'autre me couvre de baisers.
Malheureusement, sans le vouloir, mais c'est la vie, bientôt j'abandonnais la quadrupédie. Miquette en fut au début un peu triste mais s'habitua finalement. Les premiers jours de marche sont très amusants: d'abord on est immobile, tranquille puis on part à l'improviste comme une flèche! Le sang de votre mère ou de votre père ne fait qu'un tour. Ils vous poursuivent les bras tendus, penchés en avant comme à la poursuite d'une volaille qu'ils voudraient attraper pour la plumer. Là, vous stoppez d'un coup et vous repartez illico dans l'autre sens. Excellent exercice s'il en est! En répétant ce manège une bonne dizaine de fois, vous faites faire du sport à vos parents. Enfin, vous vous asseyez tranquillement en ayant choisi une flaque d'eau ou mieux une plaque de goudron fondue par le soleil et vous riez aux éclats. Le résultat est garanti!

dimanche 10 avril 2016

"Tati de Marseille"


Avant de revenir hanter l'appartement de mes grands-parents, il est important de faire entrer sur le devant de la scène celle que tous nous nommions "Tati de Marseille", autrement dit, Marguerite, la soeur de ma mère et la deuxième fille de Pierre et Marie Louise.
A cette époque, Marguerite était encore un prénom féminin à la mode et pas encore un patronyme réservé aux vaches laitières. Il y avait d'ailleurs dans les années 50, pour célébrer les Marguerite, une rengaine que j'avais apprise et que je chantais à ma tante: "Si tu veux faire mon bonheur, Maaaargueriiiteee! Donne-moi ton coeur! " Une nullité musicale certes mais une rengaine qui vous entrait dans la tête et dont il était difficile de se défaire...
Je ne savais pas, et cela était normal car j'avais moins de 5 ans à l'époque, que le bonheur de Marguerite avait été définitivement brisé par un drame terrible. André, son jeune mari avait été mortellement blessé dans un accident. Sa moto, une Terrot 125 avait été renversée par un chauffard, gangster notoire à l'époque, escroc de haut vol qui roulait à 160 km/h à la sortie d'Aix-en-Provence au volant d'une grosse américaine. Un procès s'ensuivit. Il fut proposé à ma tante de choisir entre une grosse somme ou une pension à vie, pension supprimée en cas de remariage. Elle choisit la pension. Les avocats du voyou se frottèrent les mains: une veuve de 22 ans, jolie de plus. Cette solitude dramatique était pour eux une situation qui ne pouvait pas durer. Ce qu'il ne savait pas, c'était que Marguerite ne se remarierait plus jamais.

J'ai toujours vu, sur la table de nuit de ma tante, le portrait de son mari, gros plan sur un jeune homme à la chevelure ondulée, un portrait digne de celui d'une star d'Hollywood. Le destin de mon oncle mériterait à lui seul un ouvrage complet. Né à Pont-en-Royans, orphelin très jeune, l'école de marine Courbet fut le dur cadre de ses études, Mestrance ensuite puis vint la Seconde Guerre Mondiale. Rescapé du sabordement de la flotte à Toulon, le bâtiment sur lequel il servait trouva refuge à New York. Là son destin devint double: rencontre avec une française installée aux Etats-Unis et réussite à une sélection pour devenir pilote dans l'US Navy. Cinq cents candidats et deux places pour un départ à Memphis et belle histoire d'amour avec la fille de la française rencontrée à NY. Bien des années plus tard, mon frère, prénommé André en son honneur et en sa mémoire, dénouera les fils de cette épopée américaine en retrouvant, tel un Columbo français, la famille qui avait pris notre oncle sous son aile outre-atlantique.

vendredi 19 février 2016

Les années Beaurecueil

Mes parents ne restèrent que mes quatre premières années dans le petit village de Beaurecueil. Etre à douze kilomètres d'une grande ville apparaissait alors comme un exil. Certes, ma mère travaillait sur place et elle aimait cet endroit, mais mon père, lui, prenait chaque matin de très bonne heure sa bicyclette pour aller à son travail: la Société Marseillaise de Crédit sur le Cours Mirabeau à Aix-en-Provence. En hiver, il s'arrêtait à la boulangerie du Pont de Bayeux, quelque quatre kilomètres après son départ et réchauffait ses mains sur la paroi du four à pain. Marguerite, la jeune soeur de ma mère, vivait pas très loin de là dans un autre petit hameau, celui de Labarque. Elle aussi était devenue institutrice. André son mari avait abandonné sa passion: l'aviation et, à vélo, retrouvait mon père à la boulangerie d'où ils roulaient de concert jusqu'à Aix. A la banque, la même que celle d'Albert, André tournait en rond comme un hamster en cage et au moindre bruit d'avion, quittait les lieux et allait admirer en connaisseur l'aéroplane.
Quel tournant tragique que ce choix d'abandonner le pilotage pour être agréable à sa jeune épouse. Mon père bien plus tard me confiera ses interrogations. André avait été libre de son choix? Son mariage avait-il été imposé par sa future belle-mère? Pourquoi le jeune homme n'avait-il plus les étoiles qui brillaient dans ses yeux avant son mariage? L'Amérique manquait à son coeur, terriblement, et l'impossibilité de voler avec les oiseaux et de survoler les nuages le minait. André n'était pas totalement heureux. Sur les photos qui jaunissent et s'estompent avec le temps, il a toujours un sourire mais ses yeux semblent chercher un autre horizon.
Existe-t-il pour chaque être, une bonne ou une mauvaise étoile, je ne saurais le dire mais celle qui devait veiller sur mon oncle le laissa s'envoler vers les sommets les plus prometteurs de sa destinée pour le faire plonger définitivement dans les abysses du drame. Sans lui, Beaurecueil semblait bien triste et le quatuor que formaient les deux soeurs et leur mari n'existant plus, toutes les mauvaises conditions furent soudain réunies pour que nous quittions le village et revenions en ville.
Avec le recul du temps, j'ai maintenant la certitude que ce village eut sa période maudite faite de morts inattendues, de drames insoutenables, période qui ne se termina pas pour moi à notre retour vers Aix-en-Provence mais à la destruction violente de la maison de mon enfance, moins de vingt ans plus tard. Mais il n'est point pour l'instant l'heure d'en parler. Les années Beaurecueil, celles des temps heureux s'achevaient. Cette fin allait modifier ma vie: du soleil et des grands espaces de la campagne provençale, je passais à la sombre humidité d'un rez-de-chaussée d'immeuble. Marguerite, ma tante rejoint Marseille et le quartier de la Capelette. Elle se réfugia chez ses parents, rue Antoine Blanc.
A Beaurecueil, le hamac qu'affectionnait André resta vide et inutile, il l'avait attaché juste un peu au-dessous de l'école, dans un bosquet de pins. Personne n'eut le coeur d'aller l'enlever. Ce fut le temps qui s'en chargea, doucement, comme pour ne pas accentuer la douleur de la disparition.

mercredi 10 février 2016




La rue Manuel

Je ne sais pas vraiment quelle fut l'origine du choix de mes parents de se loger rue Manuel, au numéro 30. Le "hasard et la nécessité", je pense. Je ne suis jamais retourné dans cet appartement. Ma mère est maintenant institutrice à Célony, au nord d'Aix. Son école est au bord de la Nationale 7. En 1950, il n'a pas de circulation. C'est une école à deux classes avec deux enseignantes: la Directrice et ma mère. Les bâtiments me semblent énormes, aujourd'hui, les fondations seuls témoignages de ce temps-là, me disent le contraire. C'était une illusion d'enfance. Notre lieu d'habitation est très sombre dans mes souvenirs. Je n'ai plus aucune idée du nombre de pièces. Ma seule certitude c'est que c'est petit.
Adrienne, ma nounou verticale de Beaurecueil viendra là, me garder encore quelques mois, mais la santé de son mari se détériorant brusquement, à son grand chagrin, elle doit nous abandonner. Commence alors la ronde des nourrices. Mes parents n'ont pas la chance de rencontrer Mary Poppins. André, mon frère, s'annonce, c'est pour le mois de février 1951. Le berceau est installé au côté du lit de mes parent. Moi, je ne sais si j'étais ou non à l'aise dans ces lieux, difficile à dire tant d'années après. Ce que je sais, c'est que ce déménagement de la campagne à la ville a modifié mon caractère, obligatoirement. Je n'ai plus la liberté de jouer et gambader dans un jardin, d'être entouré par les élèves de la classe unique de Beaurecueil dont les "grandes filles" sont presque des grandes sœurs. Mon horizon s'est rétréci. Plus de champs et d'allée de platanes, plus de grand bassin où les jeunes du village se baignent l'été, plus d'animaux de basse-cour. A Aix, devant la porte de l'entrée de l'immeuble, seulement une borne fontaine verte que l'on fait couler en tournant son couvercle muni d'un petite boule de cuivre.
J'entends, lorsque je suis couché des bribes de conversation. Le sujet est toujours le même: il faut trouver un logement plus grand, moins humide, plus lumineux. Difficile projet, les appartements sont rares et chers, les temps n'ont donc pas changé!
C'est là, dans cette rue Manuel que j'ai quatre ans. Je me souviens encore du cadeau d'anniversaire que m'a offert ma mère: une tranche de gâteau au beurre et à la fraise, roulé. Cela fait sourire aujourd'hui et paraît incongru en ces temps de jeux électroniques même pour les bébés! Une tranche de gâteau au beurre, de couleur claire. Je ne me souviens plus du tout du goût! En tout cas aucun rapport avec la saveur d'une madeleine.
La ville m'a rendu timide. Je me sens comme un chat apeuré dans ce monde inconnu. Je n'ai plus Adrienne, je n'ai plus Miquette. La petite chienne cocker a été mortellement blessée par un tram à Marseille. En visite chez ses parents, ma mère avait emmené l'animal avec elle. Mon grand-père proposa de le sortir. Sur la place, il eut la mauvaise idée de défaire la laisse. Et ce fut le drame, à la fois pour la pauvre bête, le responsable et toute la famille. Je ne sais quelle fut ma tristesse. Je pense que mes parents m'épargnèrent le récit de cette funeste après-midi. Le souvenir de Miquette s'enfouit dans ma mémoire. Ce ne fut bien plus tard que j'appris la vérité. Je n'en voulus pas une seconde à mon grand-père.
Ma mère change encore d'école. Elle est nommée à Aix: plus de course le matin pour aller attraper le car au vol. Octobre arrive. La rentrée se fait sans moi. En ces années, les enfants qui allaient à la maternelle étaient rares. J'accompagne une ou deux fois Marie-Thérèse à son travail, lorsque la nounou fait défaut. Sur notre chemin, nous passons devant la vitrine d'un magasin d'électroménager, au nom énigmatique: "Au nain vert". Et au tout début des années cinquante, un étrange appareil prend place en exposition: un gros cube de bois, vitré sur le devant. C'est une "télévision" mot totalement nouveau pour nous. A l'instant où nous passons, un visage en gros plan remue les lèvres. La vitre ne nous permet pas d'entendre ses paroles. Une question me vint à l'esprit. Je la pose à ma mère: "Est-ce que cette dame nous voit?" J'entends tel que encore sa réponse: "Je ne sais pas!" Cinq ans passèrent avant que cette télévision entre chez nous. Les soirées se passaient autrement que devant un écran. En attendant mon père qui quittait la banque à 19 heures, ma mère me lisait "Zig et Puce". Je connaissais l'histoire par cœur. Pas question pour ma lectrice de sauter une page sous peine d'une sanction terrible: recommencer l'histoire à son début.
Enfin mon père arrivait et délivrait ma mère de ma tyrannie. Il portait une canadienne noire, c'était la mode dans les années cinquante. Lorsque je revois des photos de ce temps-là, je lui trouve une ressemblance avec les pionniers de l'aviation tel Mermoz ou Saint Exupéry.

Février 1951, mon frère arriva. Comme je l'ai déjà écrit, mes parents le prénommèrent André en souvenir de mon oncle aviateur formé à Memphis. Peut-être ce choix a-t-il insufflé la passion que mon frère nourrira et nourrit toujours pour les Etats-Unis d'Amérique.

dimanche 7 février 2016

On déménage!

Le 30 rue Manuel était devenu maintenant trop exigu pour quatre. Il fallait donc se mettre en quête d'un nouvel appartement. L'apparition de rats intermittents et indestructibles précipita cette obligation. La chance vint d'un ami de captivité de notre père le grand Albert. Cet ami venait de quitter son logis aixois pour s'installer à Paris, un vaste logis de six pièces principales dans ce que l'on appelait à l'époque un immeuble "bourgeois". Je me souviens encore de cet homme, je l'ai rencontré lors d'un de ses passages à Aix. Il nous avait tous invités au restaurant. Grand, souriant, il avait un peu le physique d'un Curd Jürgens, acteur que j'admirais déjà car mon père m'avait emmené voir le film "Michel Strogoff" au "Kursaal" magnifique cinéma aujourd'hui disparu.
Cet ami paternel, Mérinberger, avait donc pour moi l'aura du héros ayant sauvé notre famille de l'étroitesse humide d'un rez-de-chaussée lugubre! Comme tous les héros, j'en avais beaucoup entendu parler mais je n'ai eu la chance pouvoir nourrir mon admiration de sa présence qu'une seule et unique fois. Cette rareté ajouta encore au prestige de cet homme et à la reconnaissance que je lui portais.
Ainsi munis de la recommandation de ce Michel Strogoff parisien, mes parents prirent rendez-vous avec notre future propriétaire qui voulait connaître toute la famille à qui elle allait, peut-être consentir à louer son bien, d'autant que cette famille vivrait au-dessus de sa tête. Là, un stratagème fut mis en place. Il ne fallait pas "rater" cette chance et pour ne pas la rater faire face à un impératif: ne pas emmener André. A six mois, avec la puissance vocale qu'il possédait, il était tout à fait capable, dans sa période de hurlements suraigus, de briser quelques précieux verres en cristal de la collection de cette noble dame. André fut exilé à Marseille, provisoirement, chez ses grands-parents et sa tante, le temps de cette entrevue. Quant à moi, sorte de gentille potiche que l'on asseyait et qui ne bougeait alors pas plus qu'un chêne taquiné par un zéphyr, je serais du rendez-vous. Il faut dire que j'étais à bonne école. Dès mes premières années, ma mère m'avait parfaitement éduqué: "Dis bonjour à la dame poliment!" et alors, le plus sérieusement du monde je disais:" Bonjour madame Poliment".
Et c'est ainsi, qu'enfant modèle, je séduisis une véritable comtesse de la noblesse aixoise. Les mauvaises langues familiales dirons: "la première d'une longue série". Je me souviens qu'elle était plus maquillée qu'une Ferrari volée, qu'elle me semblait très très âgée. La pauvre dame n'y voyait pas beaucoup non plus: la cataracte affectait ses yeux. Son appartement était un musée encombré de statues, de photos, de tableaux.
Mes parents n'eurent qu'un regret, c'est qu'elle ne fut pas un peu dure d'oreille au lieu d'être presque aveugle, ainsi ils n'auraient pas eu sur la conscience le remords de renier leur second fils.
Si le coq de leur conscience essaya bien de chanter trois fois pour le principe, il eut bientôt le bec cloué: le bail était signé!
Je n'ai pas de souvenir de ce transfert familial de la rue Manuel à la rue de Lacépède, distantes tout au plus de deux cents mètres. J'ai seulement la conviction que je fus moi aussi exilé à la rue Antoine Blanc, ma sagesse étant provisoirement devenue inutile, l'ingratitude de mes parents me consterna: pas question de jouer avec les cartons du déménagement!

samedi 6 février 2016

Eisenhower arrive dans notre famille.


Lorsque André arriva au monde, les cliniques étaient tenues par des "bonnes soeurs" en cornette. Plus question en 1951 d'accoucher à la maison: l'hôpital ou la clinique s'imposait. André ouvrit donc les yeux dans un établissement au nom optimiste et positif: la clinique de l'Espérance. Autour de lui, telles les soeurs de Cendrillon, s'agitaient dans un calme religieux des têtes au volume triplé par des coiffes à ailette. 
Autant l'avouer tout de suite, toute la famille, les amis et les voisins furent frappés par l'extraordinaire ressemblance de ce bébé avec le trente-quatrième président des Etats-Unis, du moins pour le visage! André était le portrait tout craché de Ike: même calvitie, même joues creuses, même regard malin un peu narquois. A croire à une réincarnation un peu prématurée.
André, dès les premiers jours de sa vie affirma son caractère déterminé en se mettant illico en grève de la faim. Pas question pour lui de prendre le sein, pas question d'avaler le moindre biberon, du moins à une heure décente. A trois heures du matin oui! Mais à vingt heures quelle idée!
Nos parents se désespéraient. La balance manuelle dont le plateau ressemblait à une gaufrette incurvée ne servait qu'à constater une évidence: mon petit frère ne prenait pas un gramme ou alors, presque en cachette. Comme il grandissait tout de même, mes parents voyaient ses bras et ses jambes s'allonger. Mon père m'a dit plus tard en plaisantant: "A Marseille, ta mère et moi, on hésitait à aller au zoo avec ton frère, on avait peur qu'il nous le garde!" Mais comme vous le savez déjà, mon père et ma mère étant marseillais, il y a une grande part d'exagération dans ces propos.
Nous avions donc l'honneur d'avoir un général américain à la maison, habillé en barboteuse et chevauchant un tricycle en bois à tête de cheval dont les oreilles faisaient usage de guidon. 

Pour le faire manger, toute la famille usait de ruses de Sioux. D'abord le traditionnel, et peu efficace :"Une cuillère pour papa, une cuillère pour maman". André ouvrait une grande bouche et alors que la becquée allait arriver à bon port, un geste habile permettait au bambin d'en projeter le contenu sur le chemisier, la robe, la chemise, sur le sol et sur la table. Tout le monde se demandait alors comment une si petite cuillère pouvait contenir autant de nourriture.
Ensuite, technique plus élaborée, changer de décors: en vacances à la montagne, Marie-Thérèse profitait de la douce chaleur de l'étable voisine. Elle y apportait le bébé et la bouillie.

 Sous l'œil, évidemment bovin, mais compatissant d'une vache reconnaissante de ce spectacle qui la changeait de celui de la ligne désaffectée des chemins de fer de l'Ardèche, le show nourricier pouvait commencer: André bougeait, la vache bousait, mon frère hurlait, la vache meuglait. L'histoire ne dit pas si le lait tournait, mais ce qui est véridique, c'est que l'assiette se renversait un soir sur deux.
Tout cela n'empêcha nullement André de grandir tout à fait normalement. Ses proportions devinrent académiques, les traits de son visage abandonnèrent petit à petit toute ressemblance avec le héros américain pour se conformer à la tradition masculine de la famille.
A la rue Manuel, André connut l'instabilité des nounous. Véritables étoiles filantes qui traversaient son ciel d'enfant pour disparaître en quelques jours ou même en quelques heures. J'avais moi, la malchance d'être enfermé dans la grande école, tandis que lui, à six mois,  fréquentait déjà les bars du Cours Mirabeau, respirait la fumée et l'enivrant  parfum d'une drôle de nounou et de la liberté. J'en conclus parfois aujourd'hui que cette éducation d'avant-garde a permis à mon petit-frère d'être en avance sur moi quant à la connaissance de la réalité du monde. Tout n'étant finalement qu'une question de poules. Les miennes étaient rouges et picoraient sur un mur du pain dur, celles de mon frère étaient en talon et picolaient du gros rouge avec un dur. Ainsi va la vie! Il y en a qui ont plus de chance que d'autres. Je vous laisse deviner qui!

dimanche 31 janvier 2016





7 rue de Lacépède



1952


Notre nouvel appartement, au deuxième étage du numéro 7 de la rue de Lacépède, avait vraiment grande allure et une pointe de mystère.
Les pièces immenses, les plafonds inaccessibles, les hautes fenêtres paraissaient  d'autant plus immenses, plus inaccessibles que nous les regardions avec nos yeux d'enfants. 
La salle à manger pouvait servir de terrain de football, les couloirs de pistes cyclables, les placards et recoins, de repaires de brigands. Notre hall d'entrée donnait sur une cour intérieure. Peu lumineux, il ne nous inspirait pas grande confiance. Nous ne nous y attardions donc jamais. La cuisine, tout au fond de l'appartement n'avait qu'une seule fenêtre placée si haut qu'il était impossible de la manœuvrer sans grimper sur une échelle.
Mon frère et moi, avions nos lits dans la plus grande pièce. La dite pièce faisait office de chambre d'enfants, de bureau pour notre père, de salle à manger pour honorer les invités, de terrain pour nos jeux. Nos lits, placés en équerre, étaient dominés par ce que l'on nommait à l'époque "un cosi", sorte d'étagère sous laquelle notre sommier et son matelas s'encastraient. Nous pouvions y exposer nos livres et nos objets préférés. 
Cette salle principale était si grande qu'elle pouvait encore abriter un meuble bibliothèque de bonne largeur, un piano, une cheminée d'albâtre surmontée d'une immense glace au cadre torturé et doré. Au sol, des tomettes rouges, au plafond des gypseries, au mur, une tapisserie très claire, uniforme.
Laissons de côté la chambre des parents, ne parlons pas de la traditionnelle armoire à glace ni des chevets assortis aux montants du grand lit. Évoquons plutôt la pièce la plus intéressante pour mon frère André et moi: une pièce mystérieuse, interdite, fermée à double tour.  Quels trésors pouvaient bien se terrer là! Nous savions que l'ami de notre père, ancien locataire qui nous avait permis d'obtenir ce logement, avait demandé de pouvoir disposer d'une chambre dans son ancien appartement pour y laisser quelques affaires.  Cette explication ne nous satisfaisait qu'à moitié. L'obscurité, les scellées, tout cela enflammaient notre imagination enfantine. Inconsciemment, nous priions le ciel de ne jamais laisser ouvrir cette caverne mystérieuse supposée d'Ali Baba. Comment continuer de rêver de pirates, d'indiens, d'animaux extraordinaires avec des portes et des volets grands ouverts.
Cette île aux trésors demeura ainsi condamnée cinq à six ans, autant dire une éternité pour nous. Et si elle s'ouvrit, ce fut à cause d'une triste nouvelle. Mérinberger, l'ami de captivité de mon père en Prusse orientale venait de rejoindre les anges au Paradis, brutalement. 
Une lettre de ses héritiers autorisait mon père à ouvrir la pièce et à se débarrasser des meubles ou objets qui ne l'intéressaient pas. Il hésita. Il avait l'impression, le sentiment qu'il commettrait un sacrilège, qu'il trahirait son camarade en tournant la clé dans la serrure. Ouvrir, c'était reconnaître la mort, abdiquer! Il se passa de longues semaines avant que notre père ne se résigne.
A contre coeur, finalement, par un dimanche pluvieux de l'automne, il se décida. Nous, les enfants, nous ne pouvions comprendre. Nous ne connaissions rien aux liens tissés entre deux hommes par la souffrance, la faim et la captivité. Nous n'étions que deux gamins. Deux explorateurs en culottes courtes. Il faut nous pardonner notre curiosité. Nous ne voulions qu'étancher notre curiosité, rien de plus.

Notre trésor imaginaire, dévoilé, se révéla bien maigre, les volets ouverts, la lumière revenue, à tel point, qu'aujourd'hui, je n'ai aucun souvenir de ce qu'il était en réalité.
 Si! Tout de même, j'ai en mémoire un petit classeur rouge. Ses pages cartonnées comportaient chacune une dizaine de bandes de papier bristol. Blottis dans ces bandes: des timbres poste datant d'avant la guerre. Il y avait là des "Mariannes" de toutes les couleurs et de toutes les valeurs, des paysages de France, des portraits d'hommes célèbres, en tout une centaine de vignettes.
Cette collection devint notre trésor. Je me plongeais dans les catalogues officiels avec le sérieux de mes dix ans, espérant y dénicher le timbre rare, très cher, qui délivrerait mes parents de leurs soucis financiers dont je les entendais parfois discuter alors qu'ils étaient couchés, pensant que nous dormions. Malgré mes prières, le Bon Dieu ne voulut rien savoir. Il n'y eut pas de miracle même si nos parents recevaient à table, très souvent, ses serviteurs. Je m'en ouvris à mon catéchiste et lui demandais pourquoi le Bon Dieu n'aidait jamais les gentils.
 Si ma mémoire est exacte, et je pense qu'elle l'est vraiment, le brave homme me répondit: "Parce qu'il est déjà très occupé à ne pas s'occuper des méchants!"





jeudi 28 janvier 2016

Chef Roger

Maintenant que la famille est au grand complet depuis l'arrivée non d'un petit chat mais de notre petite soeur, il est temps d'élargir le cercle et de faire entrer en scène un personnage important: Chef Roger.
Chef Roger, lorsque mes parents firent sa connaissance, était catéchiste et un peu homme à tout faire à l'archevêché d'Aix-en-Provence. J'ai su par la suite qu'il avait perdu père et mère très jeune et qu'il n'avait plus de parents proches. Roger aurait aimé entrer dans les ordres séculiers mais ses capacités en latin l'en empêchèrent semble-t-il.
Chaque jeudi matin, donc, il nous parlait avec conviction et ouverture d'esprit de l'Evangile. Si je trouvais Jésus sympathique, je trouvais son père un peu poltron : envoyer son fils se faire crucifier à sa place, cela me semblait pas très courageux pour ne pas dire assez lâche. Je ne manquais pas de poser des tas de questions. "Où sont passés les trésors apportés par les rois mages? " "Pourquoi les ouvriers de la dernière heure ont-ils étaient payés autant que ceux qui ont travaillé toute la journée", "A quoi ça sert de marcher sur l'eau?" "Êtes-vous sûr que Jésus n'était pas tout simplement un bon prestidigitateur?" et j'en passe! Toutes ces interrogations tenaient en rien d'une quelconque insolence. Je cherchais simplement le pourquoi des choses. J'avais l'impression que pour un Fils de Dieu, Jésus manquait parfois de sérieux par contre, je trouvais qu'il avait pas mal d'humour.
Enfin, les jeudis après-midi, nous retrouvions Chef Roger au patronage, sorte de garderie que je détestais profondément. Dans la poussière de la cour, surveillés par un chanoine, un curé, un prêtre, tous en soutane et "Chef Roger" en civil, une trentaine de garnements jouaient au ballon avant de partir en rang par deux en promenade. Le pire pour moi, venait en fin d'après-midi. C'était la séance de cinéma sur des fauteuils grinçants. Cette projection me semblait interminable. Je me sentais prisonnier dans cette obscurité. Ces sensations désagréables m'ôtaient tout plaisir. Chaplin, Laurel et Hardy me donnaient des cauchemards. Les minutes étaient des heures. Il m'a fallu bien du temps, ensuite, pour apprécier, adulte, ces immenses artistes, le souvenir de mes jeudis soirs enfantins au patronage brouillant mon jugement.
De fil en aiguille, Chef Roger devint l'ami de la famille. Son rire homérique, sa gentillesse apportèrent un soleil supplémentaire à notre enfance. Pas très grand, un peu rond, les cheveux en arrière, il avait toujours des histoires à nous raconter, des jeux à organiser. Je pense aujourd'hui que cet enthousiaste sincère masquait une solitude affective désespérante: pas de famille à chérir et pas d'épouse à aimer. Il fut à deux doigts de se marier, mais cela ne se fit pas. Je me souviens de cet épisode, chronique du coeur. Mon père et Roger devaient revenir chez nous, accompagnés de la future fiancée. Roger pour ce grand événement avait acheté un foulard pour la promise. André et moi, attendions impatiemment de voir cette dame. Ma soeur, elle, encore trop petite et trop occupée à remonter sa culotte -en ce temps-là notre mère était très distraite et habillait la pauvre enfant souvent avec les habits de ses grands frères- ne participait pas à notre impatience.
Lorsque la sonnerie de la porte d'entrée retentit, André et moi, nous nous précipitâmes dans les escaliers. Mais seuls mon père et Roger montaient, lentement, comme pour retarder le temps des explications. Nous apprîmes l'échec. Mon père conclut: "j'ai donc repris le foulard". Ce cadeau ramené, témoin d'un épisode douloureux, Roger l'enfouit au fond d'un tiroir mais n'eut, malheureusement, jamais l'occasion de le ressortir.

lundi 25 janvier 2016


ZAZA



Mes parents avaient maintenant un grand appartement, deux garçons "tirés d'affaire". Ils décidèrent donc d'agrandir notre cercle familial. Nous étions déjà en juin 1954, pas de temps à perdre. Mon frère et moi, trouvions que notre mère avait bien grossi ces derniers temps. Mais comme la fête des mères n'était pas loin, nous évitions d'évoquer cette prise de poids pour ne pas lui faire de la peine.
Or, en un soir de ce tout début d'été provençal, tandis que nous mangions une soupe "au pistou", ma mère nous demanda soudain:" Vous aimeriez avoir une petite soeur ?" Je regardais mon petit frère et avec l'accord tacite de son regard, je répondis:" Nous préférerions un chat!" C'était vrai, cela faisait longtemps que nous en rêvions d'avoir un petit cousin du tigre à la maison, moi surtout car du haut de ses trois ans, l'avis d'André n'avait pas beaucoup de poids.
Devant cette réponse consternante mais sincère, notre mère hésita un peu, mais finalement poursuivit son propos: "J'attends un bébé pour la Noël prochaine!"
Là, je fus totalement abattu! Une cigogne à la place du Père Noël! Quelle catastrophe! Il faut préciser qu'en cette lointaine époque, les enfants n'avaient aucune idée de la façon dont les bébés arrivaient sur terre. Les garçons et les filles vivaient dans des mondes différents et cloisonnés, sans contacts sauf pendant les vacances scolaires. Mais je sentis que le mal était fait et qu'un bébé allait déranger notre tranquillité.
Noël passa. Pas de nouveau bébé à l'horizon! La fête ne fut donc pas gâchée. Le 27, ma mère disparut. Notre père nous confia à des amis voisins, à deux pâtés de maison de notre appartement. Ces amis avaient une famille de quatre ou cinq enfants, je ne me souviens pas très bien du nombre exact. Je garde en ma mémoire le souvenir du père. Il avait toujours un gant de cuir noir. Cela cachait l'amputation due à une blessure de guerre. Nous restâmes deux ou trois jours ainsi "abandonnés" chez ces gens charmants que je n'ai plus revu depuis mon enfance.
Enfin, ce fut le retour à la maison. Ma mère avait eu raison: c'était bien une petite fille que nous avait apporté la cigogne. André et moi la regardions avec curiosité, je ne parle pas là de la cigogne, bien évidemment. Je me demandais si c'était en hommage à mon petit frère qui était né vieux et laid que mes parents avaient choisi de l'appeler "Jeune-vieille". Renseignements pris, ils furent un peu étonnés de ma remarque et rectifièrent: "Ce n'est pas Jeune-Vieille mais Geneviève". Je fus un peu déçu mais acceptai par obligation ce prénom détestable. Des tout premiers mois de Geneviève, je n'ai guère de souvenir. C'était un bébé discret qui pleurait peu et tétait bien. Les boîtes de lait changeaient au cours des semaines: premier âge, deuxième âge, troisième âge. J'aimais bien ces boîtes qui faisaient de merveilleux jouets. Lorsqu'elle eût trois ou quatre mois, Geneviève se mit à gazouiller tout en faisant des bulles. Cela l'amusait beaucoup. Deux syllabes revenaient souvent "zaza". Un jeu se mit en place. Si on demandait à Geneviève "Comment tu t'appelles?" Elle répondait en souriant "Zaza". Ainsi, toute la famille oublia vite le prénom officiel pour celui, plus agréable de "Zaza". Je n'en étais pas mécontent, Zaza étant orthographiquement à Geneviève, ce que vélo est à bicyclette. Quant à mon père, grand admirateur de Zaza Gabor, il trouva charmant ce changement.
Enfin, André et moi, considérions que Geneviève n'avait pas eu beaucoup de chance. Naître trois jours après Noël et avoir sa fête moins d'une semaine après, cela ferait faire de sérieuses économies à la famille! Je proposais donc, en ma qualité d'aîné de déplacer l'anniversaire de Zaza au 28 juin, mais mes parents trouvèrent la suggestion irrecevable; "Tu préfères partir en vacances ou dépenser cet argent-là pour l'anniversaire de ta soeur?" J'aimais bien ma soeur, mais finalement trouvais que garder la bonne date était la meilleure solution.

mercredi 20 janvier 2016

Vacances en Ardèche ou Expédition Vivarais




Les départs en vacances ne valent que par leurs acteurs! Et je dois dire que notre Raimu à nous, c'était Albert le chef de famille. On aurait dit qu'il se préparait à entrer dans le Bar de la Marine pour jouer à la manille, non avec l'élégance de Monsieur Brun mais avec le débrailler marseillais du capitaine du ferry-boat.
Eh oui, il faut bien l'admettre, notre père en juillet, valait largement le détour que nous faisions pour ne pas paraître être ses enfants. Lui, qui toute l'année était tiré à quatre épingles, costume, cravate, chemise blanche, devenait méconnaissable. Plus de costume mais un short bleu difforme, plus de chemise blanche mais un tricot de corps à nid d'abeilles et à bretelles, plus de chaussures noires mais des sandales d'où dépassaient des chaussettes usagées et sans élastique. On l'aimait notre Albert, mais on préférait qu'il marche seul, devant ou derrière nous! Notre mère, elle, portait des robes à grosses fleurs d'où parfois dépassait une "combinaison" et des talons plats, nous les garçons des culottes courtes qui tenaient contrairement à celle de notre petite soeur, la pauvrette. Nous ne passions pas inaperçus vous vous en doutez. Mais notre terreur ne s'arrêtait pas là! Notre Albert de père, à l'improviste, pouvait éternuer si fort qu'il nous faisait tous sursauter ou alors croire reconnaître une cousine et hurler son prénom. A dix ans, j'avais parfaitement assimilé l'expression "raser les murs"!
J'ai de vagues mais excellents souvenirs de mes toutes premières vacances. Mon frère André avait cinq mois. Son jeune permanent et sa propension à ne manger qu'après le coucher du soleil en contemplant des moutons inquiétaient mes parents, surtout mon père d'ailleurs, sans que je ne sache trop pourquoi. Moi, du haut de mes cinq ans, je regardais les grandes filles, déjà! j'ai en mémoire le sourire d'une très jolie dame descendant d'une Simca 6, véhicule oublié aujourd'hui. Elle me caressa la joue puis disparut trop vite à mon grand regret. On ne parlait pas encore de Zaza. Il lui restait quelques années de répit avant de descendre en ce monde subir ses frères. Si elle avait su!
Ces toutes premières vacances se passèrent à Saint-Agrève, un joli village en Ardèche. Nous prîmes le train en gare de Saint Charles à Marseille pour aller jusqu'à Valence puis un car au long capot jusqu'à notre destination finale. Nous voyageâmes en troisième classe, les sièges du wagon étaient en bois, la locomotive crachait une colonne de fumée et de vapeur qui m'impressionnait. Je n'avais pas encore lu "La bête humaine" mais il devait y avoir de grandes ressemblances. Ce charbon englouti dans la chaudière incandescente, ces énormes roues actionnées par de gigantesques bielles, ces wagons verts foncés, Zola n'était pas loin! Quant à nos bagages, ils avaient été expédiés quelques jours avant notre départ. Cette année-là, par chance ils arrivèrent en même temps que nous, ce qui ne fut, par la suite, pas toujours le cas.
Notre hôtel était modeste, sans commodités de toilettes dans la chambre. De la salle de restaurant, on voyait sur la place, les veaux et génisses que les éleveurs en sarrau et chapeau noirs venaient négocier. Des boeufs attelés par paire passaient encore sous nos fenêtres. Une époque totalement oubliée aujourd´hui, un demi-siècle plus tard. Je ne sais combien de temps dura ce séjour. Ce dont je me souviens, c'est que notre tante Marguerite était là. Elle marchait beaucoup et se plaignait d'être souvent suivi par les vaches lors de ses randonnées. Peut-être était-ce l'effet de son prénom! Après Saint-Agrève, nous allâmes pendant trois années successives à Lalouvesc. Là, Geneviève était avec nous, elle devait avoir un an et demi pour son premier séjour en Vivarais. Nous passions une quinzaine de jours en pension familiale, à l'orée de d'une forêt agréable au sol tapissé de myrtilles.
En ce temps-là, Lalouvesc, ou La Louvesc selon les différentes sources, vivait du tourisme, des pèlerinages et des colonies de vacances de la ville d'Oran. Le tourisme s'estompant, la foi diminuant et l'Algérie indépendante, tout s'écroula. Les petites boutiques de part et d'autre des huit cents mètres de montée à la Source Miraculeuse fermèrent les unes après les autres, la vente des cierges ne fit plus recette. Saint François Régis tomba dans l'oubli et la veuve Couderc, bien heureuse embaumée et visible comme Blanche Neige dans son cercueil de verre, n'eut plus le sommeil éternel troublé que par de rares touristes égarés.
Un départ pour Lalouvesc, en ce temps-là, c'était pour notre famille un moment exceptionnel et matinal. Tout le monde était sur pied dès quatre heures du matin. La quatre chevaux Renault attendait au pied de l'immeuble, rue de Lacépède à Aix: notre père l'avait sortie du garage dès trois heures. Elle allait souffrir, la pauvresse! Sur le toit: les bagages, dedans: ma mère, mon père, les trois enfants et Chef Roger. Autrement dit moins de places assises que de prétendants. Les valises attachées, chacun entrait dans l'habitacle. Chef Roger à la place du mort, mon père au volant, et sur la banquette arrière au milieu, notre mère avec Zaza sur ses genoux. Au milieu pour la tranquillité de tous afin que nous, les garçons, nous ne nous battions pas.
J'avais l'impression que nous partions pour le bout du monde, et c'était effectivement, à cette époque le bout du monde où nous allions. Quel nom magique que celui de "Vivarais"! Le pays des forêt de la fraîcheur en été, des amis retrouvés d'une année sur l'autre, des soirées familiales où chacun se produisait et des fillettes dont je tombais amoureux malgré ma toute jeune dizaine d'années. Oui vraiment, le temps des vacances avait un parfum de paradis, d'autant que notre village possédait une source miraculeuse, une basilique, des vendeurs de cierges et de pot de moutarde en forme de WC, chef d'oeuvre du bon goût touristique.
J'aimais ces vacances où je fis mes premiers pas d'artiste en chantant avec mon accent provençal pour une assemblée gagnée d'avance. "Quand dans l'azur monte le clair soleil..." Temps où j'appris à jouer au ping pong, à "la lyonnaise" avec d'énormes boules sur un terrain qui me semblait immense. Nous séjournions dans une grande maison "Fontcouverte" . Cette pension familiale bâtie à la lisière du Mont Chaix faisait le bonheur les parents et des enfants. Les parents étaient tranquilles car il n'y avait aucun danger à l'entour et les enfants heureux de se sentir la bride sur le cou. Chef Roger séjournait un peu plus bas, près de la source du bon Saint François Régis, chez des amis. Il montait nous retrouver et organisait des jeux de piste ou nous faisait préparer les soirées. Ainsi passaient très vite deux semaines de vacances enjolivées par la cuisine ardéchoise ou lyonnaise: quenelles, crème fraîche, gratin dauphinois. Je me souviens encore aujourd'hui de la cuisinière. Elle me semblait très âgée et ne parlait que le patois ardéchois, incompréhensible pour l'enfant que j'étais.
Bien des années plus tard, je suis passé par Roanne pour rendre visite à une dame qui elle aussi, avait séjourné à Fontcouverte. La dernière fois qu'elle m'avait vu, je devais avoir tout juste dix ans. Lorsqu'elle ouvrit sa porte, elle s'écria: "Tu n'as pas changé!" Je souris gentiment et précisais: "sauf que j'ai quarante ans de plus".
Le temps des vacances à Fontcouverte s'arrêta brusquement. La maison familiale avait été vendue et ne recevrait plus de vacanciers. Une page de notre vie se tournait définitivement. Je suis, depuis ce temps, retourné plusieurs fois à La Louvesc sur les traces de notre enfance. Zaza a bien grandi, elle ne court plus dans le pré en jupe blanche, André ne ressemble plus à Ike. Les poneys ont remplacé les enfants. Mais quand je passe devant "notre" maison de vacances, je ressens toujours une étrange sensation, mélange de nostalgie et de bonheur. Le Mont Chaix a vu son sommet dévasté par la tempête de l'an 2000, ses arbres sont cassés et sèchent lentement avant de s'écrouler. Le magnifique "Bois de Versailles", lui, a été entièrement détruit par la même tempête. Il ne reste rien de ses arbres majestueux et de ses larges allées. Les hôtels ont fermé les uns après les autres et tombent en ruine. Les banques, sentant que la richesse avait quitté les lieux, ont déserté elles aussi le village: pas le moindre distributeur de billets à la disposition des touristes et des habitants:la priorité est aujourd'hui à la rentabilité. Il ne reste plus qu'à Saint François Régis et à la bienheureuse Couderc à s'unir pour qu'un miracle fasse renaître La Louvesc. Une petite apparition de leur Sainte Patronne par exemple amènerait des pélerins et soulagerait Lourdes, surchargée! En plus la basilique est magnifique, la "Maison du Pélerin" opérationnelle, la source miraculeuse disponible, le climat agréable, ce n'est donc pas la mer à boire. En plus, je suis sûr que si là-haut, au paradis, les saintes autorités compétentes déléguaient Chef Roger pour les repérages, il en serait tout heureux. Dévoué comme il l'était, il ferait cela très bien. Tout le monde aurait à y gagner sur la terre comme aux cieux.

mardi 19 janvier 2016

Octobre et la rentrée des classes

Dans les années cinquante, la semaine et l'année d'un écolier en France, et donc en Provence, n'avaient que peu de rapport avec celle que connaissent en ce vingt-et-unième siècle les enfants. Pas de mercredi mais un jeudi, pas de samedi libre mais un samedi complet en classe. Je n'échappais pas à ce calendrier. Mon école communale, celle de la rue Duperrier, à Aix-en-Provence, me semblait immense. Nous n'étions que des garçons. Les filles, elles, fréquentaient les bâtiments mitoyens. Aucun contact possible: un immense portail gris, en bois plein, sans trou de serrure, dissuadait de toute velléité d'approche. Mais la grande différence avec les années scolaires de maintenant, résidait surtout en la liberté que nous, les enfants, gardions jusqu'à la fin du mois de septembre: les écoles étaient fermées et les élèves sensés aider aux travaux des champs. Cela peut faire sourire aujourd'hui où la campagne est devenue un dortoir vert pour une population pressée, mais, "à l'époque", la dite campagne servait encore à ce pourquoi elle avait été crée: elle était cultivée. 
En Provence, privée d'eau car la Durance n'était pas encore domestiquée, les champs à la fin de l'été, se parait d'or, la couleur des blés mûrs. Les vignobles voyaient le temps des vendanges arriver à grand pas tandis que les melons jaunes et les pastèques disparaissaient peu à peu du paysage tout comme les tomates.
André, mon frère, et moi travaillions alors pour une paye qui ferait sourire aujourd'hui. Il devait avoir tout juste un peu plus de dix ans et moi, quatorze. Lui percevait 1,25 F et moi, plus âgé 1,75 F. Pas de quoi s'acheter Versailles certes, mais nous étions fiers de ce salaire. Nous ramassions les pommes de terre, les haricots verts, nous cueillions le raisin et les pêches. C'était un travail d'équipe sous le soleil. Notre mère nous recommandait: "Mettez vos casquettes!" Ce que nous refusions de faire. Porter une casquette dans ces années-là, était ressenti comme un signe de débilité, les temps ont bien changé!
C'est ainsi que nous avons appris, en travaillant chez des paysans le respect du travail, de la terre par l'effort qu'ils demandent. Le plus difficile pour nous résidait dans la cueillette des haricots verts. A cheval au-dessus des plantes, malgré toute notre bonne volonté et notre concentration, nous étions vite distancés par les autres membres du groupe. Cela ressemblait à une course dont nous étions toujours les lanternes rouges. C'est impressionnant le nombre de haricots qu'il peut y avoir dans une seule plante et qui prennent un malin plaisir à se cacher ou à vous glisser entre les doigts. Heureusement que nous étions payés à l'heure et non au kilo!
En fin de semaine, nous recevrions le fruit de nos efforts en pièces et billets. Pour nous, cela représentait la richesse certes mais aussi nous donnait le sentiment d'être "des grands" utiles et courageux, résistant au soleil d'automne de notre Provence, presque aussi chaud que celui du plein été. Je ne sais ce que nous faisions de cet argent. Je n'ai aucun souvenir de dépenses particulières. Les tentations n'étaient pas celles d'aujourd'hui. Nous trouvions légitime de ne recevoir des cadeaux que pour nos anniversaires et pour Noël. Il ne nous serait même pas venu à l'idée de demander quoi que ce soit. Nos vélos étaient notre bonheur. A ce propos, soyons honnête, notre Zaza de soeur héritait de nos bicyclettes devenues trop petites et souvent très fatiguées. Ainsi, par une belle après-midi à la campagne, elle est revenue à la maison les mains et les genoux écorchés, le nez râpé et le front tuméfié. Non, elle n'avait ni perdu les pédales -ni d'ailleurs sa culotte, mais cela étant une habitude, nous nous étions lassés de la taquiner à ce sujet- mais le guidon de son vélo. Malgré ses qualités d'acrobate qui lui permirent de parcourir une trentaine de mètres à la grande admiration des vieux du village, elle finit sa course dans le fossé sous les applaudissements et les éclats de rire avant que l'on songe à porter secours à la pauvre bicyclette, rouge de honte. Notre mère soigna Zaza avec la médecine miracle: du mercurochrome, transformant notre petite soeur en véritable camion des pompiers et comme elle hurlait de rage et un peu de douleur, elle en avait même la sirène. "Il ne te manque que la grande échelle! " déclara notre père réaliste.

lundi 18 janvier 2016

Retour à la case communale

Mes années d'école ne commencèrent qu'à mon entrée en cours préparatoire. Peu d'enfants allaient dans les années 1950 en maternelle. Je ne pourrais décrire mon tout premier jour, je n'en ai aucun souvenir. Tout ce que je sais, c'est que je ne souffris pas de ce changement de rythme. Ma "maîtresse" s'appelait madame Renucci. C'était l'épouse du directeur qui lui, tenait la classe de fin d'études et préparait ses élèves au fameux certificat du même nom. Nos pupitres étaient alignés et non pêle-mêle comme le recommandent aujourd'hui les huiles de l'Education Nationale qui voient en la discipline et l'effort des notions horribles propres à traumatiser les enfants. Nous étions polis et silencieux, nous n'avions pas nos parents pour nous soutenir si d'aventure nous étions punis et si l'on avouait en famille que l'on avait reçu une tape sur les fesses de la part d'un enseignant, il fallait s'attendre à ce qu'une gifle bien sentie montre l'approbation totale du père, allié indéfectible des maîtres d'école.
J'appris donc sagement à lire et à compter et à écrire de la main droite, moi qui étais gaucher, toujours sans avoir le besoin d'une thérapie. Au grand bonheur de tous, on n'avait pas encore inventé les psychologues scolaires, personnel généralement recruté parmi les instituteurs et institutrices incapables de tenir une classe ou de supporter des enfants. Deux ans de formation, et hop, le tour est joué. Comme par miracle, vous voilà tranquille, mieux payé et face à un enfant à la fois, et ce de temps en temps. Comme vous travaillez sur plusieurs écoles, en plus, on ne sait jamais où vous êtes. Mais laissons là ces vérités pour revenir à notre sujet.
Droitier apprivoisé, les lignes écrites à l'encre sur mes cahiers étaient exemptes de taches ou de ratures. L'encre violette se mêlait à l'encre rouge, annotation de la maîtresse. Nous étions classés et nous aimions cela. Je me souviens de la progression de ma place: dixième, puis septième et enfin sixième sur trente bambins. Lorsque j'entrai dans la classe supérieure, le cours élémentaire première année, j'étais fasciné par la maquette d'un château-fort en carton. Posée sur le sommet d'une armoire à côté d'une aigrette empaillée, je rêvais de chevaliers, de batailles et de souterrains emplis de trésors. La lecture de passages du Roman de Renart -avec un "t"- me conforta dans cet amour naissant pour le Moyen-Âge. Mais la grande joie de toute la classe avait un nom de collection de livres: les Albums du Père Castor. Les bras sagement croisés, nous écoutions notre institutrice nous lire une aventure où les animaux tenaient la vedette. Je me souviens d'un gentil écureuil poursuivi par une fouine et en ma mémoire, cette poursuite est aussi haletante que la meilleure des séances de cinéma sur le sujet.
Enfin arriva le moment que j'attendais depuis mon entrée en école primaire: être en cours élémentaire deuxième année. C'était pour moi la classe de "la jolie maîtresse". Cette institutrice toujours très bien habillée, discrètement mais efficacement maquillée, donnait du bonheur rien qu'à la regarder. Toute la classe, composée uniquement de garçons, était amoureuse d'elle et travaillait d'arrache-pied sans qu'on ait besoin de le lui imposer. J'ai revu, bien des années plus tard cette institutrice. Toujours aussi jolie, je la trouvais bien petite! Il faut dire que le gamin d'un mètre trente de l'époque mesurait désormais un mètre quatre-vingt-sept! Ceci explique cela.
L'année scolaire passa trop vite évidemment et vint alors ma dernière année en cette école. Les dictées provenaient de grands textes de Victor Hugo ou d'Anatole France, un plaisir pour notre sensibilité littéraire, les problèmes comportaient de nombreuses opérations et nous faisions des "rédactions". J'aimais beaucoup ces rédactions où je pouvais laisser libre cours à mon imagination. Malheureusement, il ne m'en reste aucune trace. Enfin, dans un cahier personnel, je copiais soigneusement des petits textes, des phrases que je trouvais particulièrement belles ou émouvantes. Dans cette collection, j'avais comme ami Alphonse Daudet, Lamartine et son lac, Apollinaire et son Pont Mirabeau ou encore Eluard et sa Liberté.
Notre maîtresse tenta un grande innovation: nous faire faire du sport dans la cour. Une révolution pour l'époque! Mais cette louable initiative tourna court dès la première leçon. Le directeur ouvrit une des fenêtres de sa classe et intima l'ordre à notre institutrice d'arrêter immédiatement ce "tapage insupportable" et de retourner dans ses locaux. Nous étions tous glacés par la peur! En rang et plus silencieux qu'une procession de moines allant à la chapelle de leur monastère, nous retournâmes nous enfermer. Nous n'entendîmes plus jamais parler de sport.
Mais nous ne songions pas uniquement à l'étude. Chaque récréation avait ses jeux selon les saisons. Osselets en "vrai" os choisis chez le boucher, courses pour faire tourner une hélice épinglée sur un bouchon de liège et découpée dans une carte-postale. La folie des billes commençait vers le mois de mai. Nous avions chacun un sac de toile remplis de noyaux d'abricot et d’agates ainsi qu'une petite maison fabriquée dans une boîte en carton avec des fenêtres où il fallait adroitement faire entrer les dits noyaux pour en gagner le nombre inscrit sur cette ouverture. Tous ces jeux ont pratiquement disparu, provisoirement peut-être, des cours de récréation, remplacés par des ballons en mousse et des échanges de cartes hors de prix. Ainsi va la vie, les modes passent puis un beau jour les objets oubliés reviennent en lumière. Sauf que je doute, à l'ère des jeux électroniques, que de simples noyaux puissent à nouveau, un jour, passionner les enfants.

vendredi 15 janvier 2016

"Prête-lui tes affaires"

Alors que j'avais 10 ans et mon frère cinq, la dernière arrivée dans le cercle familial soufflait, les lèvres baveuses ses deux bougies. Cela ne nous dérangeait pas sauf que maintenant Zaza trottait partout et en plus touchait tout avec une prédilection pour nos jouets de garçons:les billes, les petites voitures, notre garage. Impossible avec André d'être tranquilles d'autant que nos parents répétaient comme une litanie de Pâques, à chacun de nous: "prête-lui tes affaires!" Et puis quoi encore! Est-ce que nous lui empruntions ses poupons ridiculement joufflus, ses poupées chauves, ses peluches éventrées ou ses canards couineurs? Certainement pas, quelle horreur ne serait-ce que d'approcher de ces "choses" de fille.
Il fallait donc mettre au point une stratégie suffisamment fine pour éloigner notre petite soeur et pour ne pas attirer l'attention réprobative de nos parents. Tels Napoléon et le Maréchal Etienne Jacques Joseph Alexandre Macdonald, nous étudiâmes sérieusement notre plan de bataille. Pas question de revivre, même à notre niveau la déroute de la Bérésina mais plutôt de montrer comme le fit ce grand empereur à Austerlitz, notre génie tactique. Et nous fûmes tout simplement et en toute modestie, géniaux. Nous créâmes un jeu pour que notre petite soeur et nos parents aient l'impression que nous nous amusions ensemble, tous les trois, sagement.
Il convient ici de noter en ce choix par mon frère, d'incarner ce grand soldat, vainqueur à Wagram, les 5 et 6 juillet 1809 le côté prémonitoire de son destin. Non qu'il se consacra par la suite à une carrière militaire mais à la vénération des Etats-Unis d'Amérique et de sa culture culinaire. Il faut en une note hautement historique, souligner que ce Maréchal d'Empire est un lointain ancêtre du créateur de nos actuels "Macdo" temples de la frite, du hamburger et de l'obésité arrosée au Coca Cola. Parenté contestée par certains universitaires de notre belle patrie, signalons-le au passage pour rester objectif. Mais trêve de diversion et revenons à nos moutons et mettons en lumière pour nos lecteurs attentifs notre stratagème.
La première étape consistait à rassembler toutes les chaises de l'appartement puis de les coucher en cercle. Ainsi nous disposions d'un enclot sûr. Un instant, j'avais pensé l'électrifier à l'aide du transformateur de notre train électrique mais devant la complexité de l'oeuvre à mener à bien, je renonçais. Au centre d'un cercle suffisamment spacieux pour y disposer notre garage et nos voitures, nous avions une grande tranquillité: c'était là notre deuxième étape. Geneviève pouvait ainsi nous observer mais ne pouvait toucher à rien et nous n'entendions plus la sinistre injonction: "Prêtez-lui un peu vos jouets!" Naïvement notre mère demandait :"A quoi vous jouez?" "A l'attaque de la diligence par les Indiens! " Satisfaite de cette réponse, Marie-Thérèse reprenait ses occupations sans plus poser de questions.
Les années passant, notre petite soeur, plus soigneuse, eut le droit d'entrer dans le cercle magique et de jouer avec nous. Elle devenait ainsi pompiste, garagiste ou encore gardienne de parking. Cela la changeait du rôle de squaw, un peu usé à force d'être utilisé. Elle faisait tout cela avec beaucoup de sérieux et tant d'application que notre mère eut une pointe d'inquiétude: la seule fille de la famille allait elle consacrer, un jour encore lointain sa vie à la mécanique?
Mais ce temps des jeux à trois ne dura pas. J'allais sur mes onze ans et devait entrer au lycée. Je troquais les voitures miniatures pour l'énorme dictionnaire de Latin, oeuvre d'un certain Félix Gaffiot dont j'appris par la suite qu'il était mort avant la Seconde Guerre, non pas des Gaules, mais mondiale, probablement d'une trop forte absortion de génitif des Alpes ou alors d'un ablatif périmé. Les chaises ne furent plus renversées. Le garage blanc à l'enseigne Esso disparu de notre horizon, les livres entrèrent en force dans notre vie. Le cercle brisé, l'horizon s'offrait à nous. Alors nous commençâmes à essayer d'atteindre cet impossible but qui ne cesse de fuir lorsque l'on croit s'en approcher. Quant à moi, l'aîné, je sentis profondément que l'enfance ne serait bientôt qu'un tendre souvenir: on ne joue plus aux billes quand on commence ses humanités.

mercredi 13 janvier 2016

Au pain sans sel et au lit...

Le mois d'octobre 1957 me vit entrer au lycée en sixième "classique". Je venais d'avoir onze ans en juin. Le latin allait désormais m'accompagner jusqu'à mon baccalauréat. Notre professeur principal était un homme imposant et passionnant dont la pilosité nous étonnait. Je n'avais jamais vu cela auparavant: notre maître avait des poils même dans la paume des mains, ce qui est de mauvais aloi pour un travailleur acharné, mais nul n'est parfait. Par contre, il était chauve et le seul cheveu qu'il avait réussi à conserver s'était réfugié sur sa langue, comme quoi la nature est mal faite.
Tous les enfants se devaient de consacrer beaucoup de temps à décliner, réciter, apprendre le vocabulaire des Césars. Nous étions nourris au biberon de Cicéron parfumé à l'odeur des roses déclinables, abreuvés de suc de supin dès Noël, épuisés par Apulée. Avec Columelle, nous rêvions de champignons et de promenades en forêts, Macrobe nous semblait bien petit à côté de Sénèque. Dommage que l'Art d'aimer d'Ovide ne fut pas au programme, ce magnifique texte aurait éclairé notre éducation mieux que les "Paris-Hollywood", revue retouchée exhibant des femmes sans sexe mais aux fortes poitrines compensatoires. Avec le recul du temps, je me dis que ces retouches étaient bénéfiques car ces dames des années cinquante ignoraient l'épilation intégrale et nous n'avions pas envie de retrouver subliminalement notre professeur caché en des pages coquines sous l'apparence de touffes de poils. Nous ignorions tout de l'amour en général et du sexe en particulier. Finalement ceux qui en parlaient le plus, c'étaient les prêtres! Eux qui normalement se devaient de ne rien connaître à "l'affaire"!
S'il était de bon ton de parler aux élèves de guerres et de massacres, il l'était moins ne serait-ce que d'évoquer les plaisirs de l'Amour et tel est toujours le cas aujourd'hui, sauf que les photos ne sont plus retouchées mais "améliorées".

De ma première sixième, j'ai le souvenir de la première journée. Notre professeur nous fit copier une longue liste d'ouvrages à lire au cours de l'année dont certains auteurs sont, me semble-t-il, un peu oubliés aujourd'hui: Edmont About "L'homme à l'oreille cassée" , titre à ne pas confondre avec celui d'Hergé où il n'est pas question d'homme mais de statue; Anatole France "Le livre de mon ami" et enfin George Sand qui pratiquait l'art de la pipe et se baignait dans sa "Mare au Diable" ou encore Aristide Gourdy, auteur de théâtre du début du vingtième-siècle dont les pièces "Le puits perdu" et "Coupons nos pins" nous réjouissaient par leur humour et la peinture précise de leurs personnages.
Mon premier trimestre se déroula avec la banalité que peut avoir le quotidien d'un petit lycéen. Nous écrivions sagement en tête de tous nos devoirs de latin et de nos rédactions "Attention, Réflexion, Ordre" les trois qualités choisies par notre professeur comme indispensables à cultiver pour bien travailler. Chacun de ces trois mots se devait de porter majuscule. Sur la deuxième ligne, juste au-dessous de notre nom et de la date, "Attention" était à gauche, "Réflexion" au centre et "Ordre" à droite. Par la suite, je constatai dans le placement de ces trois mots une certaine vérité politique mais là n'est pas le sujet. Il me fallut attendre le début du mois de janvier pour que ma vie "s'anime" si l'on peut appeler ainsi un tel épisode! Je venais de terminer, un peu déçu , la lecture de"La gloire de mon père" de Marcel Pagnol. Je m'attendais à de grands exploits pour justifier cette "gloire" et non pas à l'abattage de deux stupides volatiles égarés dans le Garlaban, appelés "bartavelles" sans doute par erreur par l'auteur car on n'en trouve pas en Provence, les bartavelles vivant entre mille et deux mille mètres d'altitude.
Plus de deux cents pages pour en arriver là, je trouvais que c'était du gaspillage de papier et de temps. Je constatai par la suite que sans les filles mères, les pères tyranniques et les sources perdues ou bouchées, notre académicien aubagnais aurait eu bien du mal à produire la moindre ligne. Un psychiatre dont le nom m'échappe s'est d'ailleurs penché sur le cas Pagnol et en a conclu que ce dernier avait dans son inconscient une tendance à vouloir libérer les conduits d'où ces jeunes femmes perdant leur virginité et ces sources retrouvées qui rejaillissent après quelques coups de pioche.

Cette uniformité de ma jeune vie studieuse bascula donc un matin de janvier 1958. J'étais au lycée comme d'habitude mais j'avais une impression très bizarre dont je me souviens parfaitement mais que je n'ai plus jamais ressentie par la suite: j'étais à côté de moi. Je m'explique: je me regardais comme si ma pensée et mes yeux appartenaient à un autre. Je me voyais bouger parler et je pouvais m'examiner comme un autre moi-même. Il y avait deux Bernard: celui qui travaillait assis à son pupitre et un autre, placé dans l'espace, comme un fantôme qui observait le premier, sagement assis. Je n'éprouvais pourtant aucune inquiétude. Cela m'amusait même. C'était comme si ma pensée flottait dans la classe et pouvait s'y déplacer sans que mon corps soit obligé de quitter sa place. Un autre personnage flottait également dans la classe, invoqué par notre magister: Caton l'Ancien. Son ombre planait sur nos têtes. Caton, persuasif, une figue fraîche dans la main gauche, l'index de la main droite brandi au bout d'un bras tendu exortait le Sénat romain à détruire Carthage. Il y avait donc du monde au plafond d'autant que Lamartine voulait suspendre notre vol, que Victor Hugo nous expliquait qu'il partirait demain dès l'aube et que Guillaume Apollinaire me demandait quel fleuve coulait sous le Pont Mirabeau. Il fut soulagé d'apprendre que c'était la Seine. Nous discutions amicalement mais fermement Caton, Hugo, Lamartine, Apollinaire et moi sous les lambris car j'aimais bien la poésie. Je remerciai Caton qui m'offrit le fruit qui aurait pu changer la face du monde. Ma mère m'avait inculqué des notions de reconnaissances que je ne manquais jamais d'appliquer.
A midi, je rentrai à la maison et racontai à ma mère mes rencontres de la matinée parmi les lustres du plafond de la classe. Je ne sais pas pourquoi elle fut tant étonné mais elle me mit au lit immédiatement et prit ma fièvre. La légende familiale murmure que le thermomètre à mercure ne supporta pas le choc. Par la suite, je fus très déçu d'apprendre que mes rencontres autour des lustres n'étaient dues qu'au délire d'un cerveau en surchauffe.
A partir de ce moment, de la semaine qui suivit, je n'en connais le déroulement que par les récits de mes parents. Le docteur de famille vint me voir en fin de soirée. Il me fallait d'urgence des médicaments. Muni de l'ordonnance mon père se rendit au commissariat de police, accompagné de "Chef Roger". Nous étions en pleine guerre d'Algérie. Dans le hall, en même temps qu'eux, se trouvait un Algérien deux grenades dans ses mains. Il ne venait pas commettre un attentat mais rapporter comme objets trouvés ces objets pour le moins dangereux et encombrant. Dans le commissariat, la présence de ces grenades semait le trouble mais tout se passa sans problèmes. Enfin, un pharmacien fut appelé et réveillé car il était maintenant plus de minuit. Rendez-vous fut pris à son officine. Roger et mon père firent aussi vite que possible. Ma mère savait faire les piqûres. C'est elle qui m'administra les premières injections d'urgence. J'appris que j'étais atteint d'un broncho pneumonie double. Ce qui pour moi ne signifiait pas grand chose sinon que ça avait dû être très grave : ma mère, très religieuse, avait fait venir un prêtre pour m'administrer le sacrement des malades, autrement dit, l'extrême onction. Ce qui me fait penser, des lustres plus tard, que je peux mourir tranquille. Là-haut, "Ils" ont déjà en leurs saintes mains, mon passeport pour l'éternité. En plus comme ce doit être aussi une sainte pagaille, peut-être qu'"Ils" m'ont oublié et me croient déjà arrivé. Avec un peu de chance, j'ai donc l'espoir d'aller m'ennuyer au Paradis plus tard que normalement prévu. Mais, chut, si Dieu est partout, je ferais mieux de clore ce chapitre pour ne pas attirer sa sainte attention, on n'est jamais trop prudent.
Oint et miraculé, ma mère me voyait déjà en soutane, plein de reconnaissance pour le Seigneur. Personnellement, ce n'était pas du tout, mais pas du tout mon projet. Pape à la rigueur en fin de vie pourquoi pas! Mais curé de campagne, assailli de chaisière en manque de tendresse comme j'avais pu le voir dans les villages voisins n'était pas le genre de vie que j'envisageais.
Un mois après, je pensais que tout allait rentrer dans l'ordre je retrouverais bientôt ma classe et mon lycée. Je me sentais guéri sauf qu'il y avait un problème: je ne bougeais plus des endroits où l'on me faisait asseoir. Mes parents répétaient : "Va jouer!" Je disais "Oui" avec la volonté d'un mollusque anémié. Je ne savais pas encore que j'allais aller au lit pour une longue période et que le pain sans sel et l'huile d'olive se mariaient parfaitement.