mercredi 18 mai 2016

La rencontre

Nous reviendrons plus tard sur les naissances de mon frère André et de ma sœur Geneviève et nous ne manquerons pas d'évoquer leur enfance avec la précision d'un entomologiste épinglant un papillon rare sur une planche de chêne-liège. Mais pour en arriver à cette dissection, il nous faut d'abord faire se rencontrer Albert et Marie-Thérèse et les voir convoler en "juste noces" comme on le disait alors. L'auteur de ces lignes n'ayant aucune responsabilité dans leur choix, il n'en est que plus à l'aise pour évoquer la création de leur cellule familiale, chacun étant libre de se mettre la corde au cou comme il le souhaite. Soulignons simplement qu'une cellule reste une cellule, même si l'on y adjoint le qualificatif de "familiale".
En ce temps-là, pas question d'avoir des enfants sans passer devant monsieur le maire et monsieur le curé. Et quand on ne voulait pas en avoir, il fallait être très bon en mathématiques car à cette époque tout devait être compté: les atouts à la belote, les tickets de rationnement et les jours de fertilité grâce à la méthode du bon docteur Ogino, citoyen de l'Empire du Soleil Levant.
Une méthode nippone (ni mauvaise d'ailleurs, comment résister à ce jeu de mots stupide mais si délicieux) sans doute mal traduite du japonais, langue qui est du chinois pour les Français plus doués pour la bagatelle que pour les idiomes étrangers, méthode donc qui ne pouvait être appliquée efficacement que les mois de février non bissextiles. D'où les erreurs fatales qui arrondissaient les ventres féminins et repeuplaient la France. Une statistique officielle de Ministère de la Santé, publiée en 1948 précise avec un humour involontaire qu'un "Bernard" sur deux -prénom à la mode en ces temps reculés- était un Bernard Ogino!
Marie-Thérèse, à la sortie de l'Ecole Normale, fut nommée à Beaurecueil, village encore rural à cette époque avec ses pauvres champs de blé, de pommes de terre et de vignes. Elle y restera dix ans, enseignant en classe unique à des enfants allant de 4 à 14 ans. C'est là qu'elle passa la guerre. L'éloignement d'une hiérarchie aux ordres de Vichy lui permis de ne pas faire chanter "Maréchal nous voilà" avant les cours du matin, de cacher une famille juive dont le nom est encore présent phonétiquement à ma mémoire: la famille Cron, d'alimenter les maquis en informations et d'abriter dans le grenier un parachutiste américain. De ce temps-là, ma mère parlait peu, pour ne pas dire jamais. Elle n'a jamais été décorée et aurait d'ailleurs été très étonnée de l'être.
Il faut dire qu'à cette époque, la messe était très fréquentée et tous les fidèles connaissaient par coeur le passage de l'Evangile évoquant les "Ouvriers de la vingt-cinquième Heure" qui reçoivent exactement le même salaire que ceux qui ont travaillé à temps complet. Donc tous les habitants d'Aix-en-Provence et de sa région, le Maréchal chassé et de Gaulle au pouvoir, se convertirent à la Résistance, à la vingt-cinquième heure de la guerre alors que les Allemands étaient partis depuis belle lurette.
Il n'est que de regarder les photos de l'époque pour s'en rendre compte: même foule compacte, attentive et enthousiaste à trois années près, seul l'orateur change: Pétain d'abord, de Gaulle en suite. Il en fut d'ailleurs de même partout en France si l'on s'en réfère aux Historiens. Mais comment en vouloir vraiment aux hommes et femmes de cette époque. Il est facile, tant de décennies plus tard de s'adonner à la critique ou à l'ironie. Il leur fallait beaucoup de courage et de volonté pour arriver à vivre simplement au quotidien pendant l'Occupation et encore plus pour entrer dans la Résistance où ils mettaient leur vie et celles de toute leur famille en danger de mort.

Non, Marie Thérèse ne parlait pas de ces choses-là, elle préférait évoquer son goût pour la danse et la valse en particulier ou ses années d'institutrice et ses souvenirs de classe. Elle me racontait amusée sa première inspection, Monsieur l'Inspecteur lui avait déclaré péremptoire: "Il y a trop de fenêtres dans cette classe!"
Pour les non-initiés aux arcanes de cette noble institution qu'est l'Education Nationale, rappelons simplement que le corps des Inspecteurs est composé de personnes généralement maniaco-dépressives, promptes à retourner leur veste pédagogique en fonction des instructions du ministre en exercice. Incompétence et suffisance sont les deux mamelles qui nourrissent ces petits chefs bornés.
Mais laissons-là ces vérités pour revenir à notre Marie-Thérèse. Il est temps de la marier. Albert venait lui aussi souvent à Beaurecueil où il rendait visite à une amie de sa mère, madame Narbonne, appelée aussi Tata Adrienne. La grande maison de madame Narbonne donnait sur la cour de l'école. Cette dernière eut alors l'idée lumineuse d'inviter Marie-Thérèse à dîner tout en demandant à Albert, pour l'éloigner le temps de l'arrivée de la jeune fille, d'aller couper du bois.
Cette mise en scène fonctionna à merveille. Beau gosse, les cheveux gominés et la chemise blanche, une hache efficace à la main, il n'en fallut pas plus à Marie-Thérèse. Le dîner terminé, Albert raccompagna Marie-Thérèse chez elle, soixante-mètres tout au plus plus bas tandis que la conscience de la tante Adrienne se manifestait et lui faisait des reproches: tu n'aurais pas dû les laisser seuls. Trois mois après en août, ils se mariaient. Quant à moi, Bernard, je vins au monde au mois de juin suivant. Les délais convenables étaient respectés mais, quand je voulais taquiner ma mère, j'inversais les mois ce qui ne manquait pas de la mettre en rage. Alors, je déclarais à l'auditoire que je prenais à témoin:" C'est plus une honte de nos jours d'avoir un enfant avant le mariage et tu as été toujours en avance sur ton temps! Et tout le monde sait que tu étais secrétaire de mairie." Cette insinuation perfide alimentait un doute dont je me délectais.
Le mariage eut lieu dans la petite église de Beaurecueil. N'y étant pas, je n'en ferais pas tout un chapitre, je ne puis me référer qu'à la traditionnelle photo montrant ma mère en robe blanche et mon père en costume sombre, tous deux le sourire aux lèvres, de trois quart face, fixant l'objectif.
Personnellement, j'ai toujours détesté ce genre de photo me disant que lorsque l'on fait une aussi grosse bêtise, il n'est pas forcément utile d'en graver l'image sur une pellicule.
Lorsqu'ils commencèrent leur vie maritale, ils avaient respectivement 26 et 27 ans. Je trouvais cela bien vieux dans mon enfance. Aujourd'hui, je pense exactement le contraire!

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