jeudi 28 janvier 2016

Chef Roger

Maintenant que la famille est au grand complet depuis l'arrivée non d'un petit chat mais de notre petite soeur, il est temps d'élargir le cercle et de faire entrer en scène un personnage important: Chef Roger.
Chef Roger, lorsque mes parents firent sa connaissance, était catéchiste et un peu homme à tout faire à l'archevêché d'Aix-en-Provence. J'ai su par la suite qu'il avait perdu père et mère très jeune et qu'il n'avait plus de parents proches. Roger aurait aimé entrer dans les ordres séculiers mais ses capacités en latin l'en empêchèrent semble-t-il.
Chaque jeudi matin, donc, il nous parlait avec conviction et ouverture d'esprit de l'Evangile. Si je trouvais Jésus sympathique, je trouvais son père un peu poltron : envoyer son fils se faire crucifier à sa place, cela me semblait pas très courageux pour ne pas dire assez lâche. Je ne manquais pas de poser des tas de questions. "Où sont passés les trésors apportés par les rois mages? " "Pourquoi les ouvriers de la dernière heure ont-ils étaient payés autant que ceux qui ont travaillé toute la journée", "A quoi ça sert de marcher sur l'eau?" "Êtes-vous sûr que Jésus n'était pas tout simplement un bon prestidigitateur?" et j'en passe! Toutes ces interrogations tenaient en rien d'une quelconque insolence. Je cherchais simplement le pourquoi des choses. J'avais l'impression que pour un Fils de Dieu, Jésus manquait parfois de sérieux par contre, je trouvais qu'il avait pas mal d'humour.
Enfin, les jeudis après-midi, nous retrouvions Chef Roger au patronage, sorte de garderie que je détestais profondément. Dans la poussière de la cour, surveillés par un chanoine, un curé, un prêtre, tous en soutane et "Chef Roger" en civil, une trentaine de garnements jouaient au ballon avant de partir en rang par deux en promenade. Le pire pour moi, venait en fin d'après-midi. C'était la séance de cinéma sur des fauteuils grinçants. Cette projection me semblait interminable. Je me sentais prisonnier dans cette obscurité. Ces sensations désagréables m'ôtaient tout plaisir. Chaplin, Laurel et Hardy me donnaient des cauchemards. Les minutes étaient des heures. Il m'a fallu bien du temps, ensuite, pour apprécier, adulte, ces immenses artistes, le souvenir de mes jeudis soirs enfantins au patronage brouillant mon jugement.
De fil en aiguille, Chef Roger devint l'ami de la famille. Son rire homérique, sa gentillesse apportèrent un soleil supplémentaire à notre enfance. Pas très grand, un peu rond, les cheveux en arrière, il avait toujours des histoires à nous raconter, des jeux à organiser. Je pense aujourd'hui que cet enthousiaste sincère masquait une solitude affective désespérante: pas de famille à chérir et pas d'épouse à aimer. Il fut à deux doigts de se marier, mais cela ne se fit pas. Je me souviens de cet épisode, chronique du coeur. Mon père et Roger devaient revenir chez nous, accompagnés de la future fiancée. Roger pour ce grand événement avait acheté un foulard pour la promise. André et moi, attendions impatiemment de voir cette dame. Ma soeur, elle, encore trop petite et trop occupée à remonter sa culotte -en ce temps-là notre mère était très distraite et habillait la pauvre enfant souvent avec les habits de ses grands frères- ne participait pas à notre impatience.
Lorsque la sonnerie de la porte d'entrée retentit, André et moi, nous nous précipitâmes dans les escaliers. Mais seuls mon père et Roger montaient, lentement, comme pour retarder le temps des explications. Nous apprîmes l'échec. Mon père conclut: "j'ai donc repris le foulard". Ce cadeau ramené, témoin d'un épisode douloureux, Roger l'enfouit au fond d'un tiroir mais n'eut, malheureusement, jamais l'occasion de le ressortir.

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