mercredi 13 janvier 2016

Au pain sans sel et au lit...

Le mois d'octobre 1957 me vit entrer au lycée en sixième "classique". Je venais d'avoir onze ans en juin. Le latin allait désormais m'accompagner jusqu'à mon baccalauréat. Notre professeur principal était un homme imposant et passionnant dont la pilosité nous étonnait. Je n'avais jamais vu cela auparavant: notre maître avait des poils même dans la paume des mains, ce qui est de mauvais aloi pour un travailleur acharné, mais nul n'est parfait. Par contre, il était chauve et le seul cheveu qu'il avait réussi à conserver s'était réfugié sur sa langue, comme quoi la nature est mal faite.
Tous les enfants se devaient de consacrer beaucoup de temps à décliner, réciter, apprendre le vocabulaire des Césars. Nous étions nourris au biberon de Cicéron parfumé à l'odeur des roses déclinables, abreuvés de suc de supin dès Noël, épuisés par Apulée. Avec Columelle, nous rêvions de champignons et de promenades en forêts, Macrobe nous semblait bien petit à côté de Sénèque. Dommage que l'Art d'aimer d'Ovide ne fut pas au programme, ce magnifique texte aurait éclairé notre éducation mieux que les "Paris-Hollywood", revue retouchée exhibant des femmes sans sexe mais aux fortes poitrines compensatoires. Avec le recul du temps, je me dis que ces retouches étaient bénéfiques car ces dames des années cinquante ignoraient l'épilation intégrale et nous n'avions pas envie de retrouver subliminalement notre professeur caché en des pages coquines sous l'apparence de touffes de poils. Nous ignorions tout de l'amour en général et du sexe en particulier. Finalement ceux qui en parlaient le plus, c'étaient les prêtres! Eux qui normalement se devaient de ne rien connaître à "l'affaire"!
S'il était de bon ton de parler aux élèves de guerres et de massacres, il l'était moins ne serait-ce que d'évoquer les plaisirs de l'Amour et tel est toujours le cas aujourd'hui, sauf que les photos ne sont plus retouchées mais "améliorées".

De ma première sixième, j'ai le souvenir de la première journée. Notre professeur nous fit copier une longue liste d'ouvrages à lire au cours de l'année dont certains auteurs sont, me semble-t-il, un peu oubliés aujourd'hui: Edmont About "L'homme à l'oreille cassée" , titre à ne pas confondre avec celui d'Hergé où il n'est pas question d'homme mais de statue; Anatole France "Le livre de mon ami" et enfin George Sand qui pratiquait l'art de la pipe et se baignait dans sa "Mare au Diable" ou encore Aristide Gourdy, auteur de théâtre du début du vingtième-siècle dont les pièces "Le puits perdu" et "Coupons nos pins" nous réjouissaient par leur humour et la peinture précise de leurs personnages.
Mon premier trimestre se déroula avec la banalité que peut avoir le quotidien d'un petit lycéen. Nous écrivions sagement en tête de tous nos devoirs de latin et de nos rédactions "Attention, Réflexion, Ordre" les trois qualités choisies par notre professeur comme indispensables à cultiver pour bien travailler. Chacun de ces trois mots se devait de porter majuscule. Sur la deuxième ligne, juste au-dessous de notre nom et de la date, "Attention" était à gauche, "Réflexion" au centre et "Ordre" à droite. Par la suite, je constatai dans le placement de ces trois mots une certaine vérité politique mais là n'est pas le sujet. Il me fallut attendre le début du mois de janvier pour que ma vie "s'anime" si l'on peut appeler ainsi un tel épisode! Je venais de terminer, un peu déçu , la lecture de"La gloire de mon père" de Marcel Pagnol. Je m'attendais à de grands exploits pour justifier cette "gloire" et non pas à l'abattage de deux stupides volatiles égarés dans le Garlaban, appelés "bartavelles" sans doute par erreur par l'auteur car on n'en trouve pas en Provence, les bartavelles vivant entre mille et deux mille mètres d'altitude.
Plus de deux cents pages pour en arriver là, je trouvais que c'était du gaspillage de papier et de temps. Je constatai par la suite que sans les filles mères, les pères tyranniques et les sources perdues ou bouchées, notre académicien aubagnais aurait eu bien du mal à produire la moindre ligne. Un psychiatre dont le nom m'échappe s'est d'ailleurs penché sur le cas Pagnol et en a conclu que ce dernier avait dans son inconscient une tendance à vouloir libérer les conduits d'où ces jeunes femmes perdant leur virginité et ces sources retrouvées qui rejaillissent après quelques coups de pioche.

Cette uniformité de ma jeune vie studieuse bascula donc un matin de janvier 1958. J'étais au lycée comme d'habitude mais j'avais une impression très bizarre dont je me souviens parfaitement mais que je n'ai plus jamais ressentie par la suite: j'étais à côté de moi. Je m'explique: je me regardais comme si ma pensée et mes yeux appartenaient à un autre. Je me voyais bouger parler et je pouvais m'examiner comme un autre moi-même. Il y avait deux Bernard: celui qui travaillait assis à son pupitre et un autre, placé dans l'espace, comme un fantôme qui observait le premier, sagement assis. Je n'éprouvais pourtant aucune inquiétude. Cela m'amusait même. C'était comme si ma pensée flottait dans la classe et pouvait s'y déplacer sans que mon corps soit obligé de quitter sa place. Un autre personnage flottait également dans la classe, invoqué par notre magister: Caton l'Ancien. Son ombre planait sur nos têtes. Caton, persuasif, une figue fraîche dans la main gauche, l'index de la main droite brandi au bout d'un bras tendu exortait le Sénat romain à détruire Carthage. Il y avait donc du monde au plafond d'autant que Lamartine voulait suspendre notre vol, que Victor Hugo nous expliquait qu'il partirait demain dès l'aube et que Guillaume Apollinaire me demandait quel fleuve coulait sous le Pont Mirabeau. Il fut soulagé d'apprendre que c'était la Seine. Nous discutions amicalement mais fermement Caton, Hugo, Lamartine, Apollinaire et moi sous les lambris car j'aimais bien la poésie. Je remerciai Caton qui m'offrit le fruit qui aurait pu changer la face du monde. Ma mère m'avait inculqué des notions de reconnaissances que je ne manquais jamais d'appliquer.
A midi, je rentrai à la maison et racontai à ma mère mes rencontres de la matinée parmi les lustres du plafond de la classe. Je ne sais pas pourquoi elle fut tant étonné mais elle me mit au lit immédiatement et prit ma fièvre. La légende familiale murmure que le thermomètre à mercure ne supporta pas le choc. Par la suite, je fus très déçu d'apprendre que mes rencontres autour des lustres n'étaient dues qu'au délire d'un cerveau en surchauffe.
A partir de ce moment, de la semaine qui suivit, je n'en connais le déroulement que par les récits de mes parents. Le docteur de famille vint me voir en fin de soirée. Il me fallait d'urgence des médicaments. Muni de l'ordonnance mon père se rendit au commissariat de police, accompagné de "Chef Roger". Nous étions en pleine guerre d'Algérie. Dans le hall, en même temps qu'eux, se trouvait un Algérien deux grenades dans ses mains. Il ne venait pas commettre un attentat mais rapporter comme objets trouvés ces objets pour le moins dangereux et encombrant. Dans le commissariat, la présence de ces grenades semait le trouble mais tout se passa sans problèmes. Enfin, un pharmacien fut appelé et réveillé car il était maintenant plus de minuit. Rendez-vous fut pris à son officine. Roger et mon père firent aussi vite que possible. Ma mère savait faire les piqûres. C'est elle qui m'administra les premières injections d'urgence. J'appris que j'étais atteint d'un broncho pneumonie double. Ce qui pour moi ne signifiait pas grand chose sinon que ça avait dû être très grave : ma mère, très religieuse, avait fait venir un prêtre pour m'administrer le sacrement des malades, autrement dit, l'extrême onction. Ce qui me fait penser, des lustres plus tard, que je peux mourir tranquille. Là-haut, "Ils" ont déjà en leurs saintes mains, mon passeport pour l'éternité. En plus comme ce doit être aussi une sainte pagaille, peut-être qu'"Ils" m'ont oublié et me croient déjà arrivé. Avec un peu de chance, j'ai donc l'espoir d'aller m'ennuyer au Paradis plus tard que normalement prévu. Mais, chut, si Dieu est partout, je ferais mieux de clore ce chapitre pour ne pas attirer sa sainte attention, on n'est jamais trop prudent.
Oint et miraculé, ma mère me voyait déjà en soutane, plein de reconnaissance pour le Seigneur. Personnellement, ce n'était pas du tout, mais pas du tout mon projet. Pape à la rigueur en fin de vie pourquoi pas! Mais curé de campagne, assailli de chaisière en manque de tendresse comme j'avais pu le voir dans les villages voisins n'était pas le genre de vie que j'envisageais.
Un mois après, je pensais que tout allait rentrer dans l'ordre je retrouverais bientôt ma classe et mon lycée. Je me sentais guéri sauf qu'il y avait un problème: je ne bougeais plus des endroits où l'on me faisait asseoir. Mes parents répétaient : "Va jouer!" Je disais "Oui" avec la volonté d'un mollusque anémié. Je ne savais pas encore que j'allais aller au lit pour une longue période et que le pain sans sel et l'huile d'olive se mariaient parfaitement.

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