mardi 10 mai 2016

J'attends Papé...


Le logement de la rue Antoine Blanc était bien haut pour un tout petit enfant qui commence juste à faire ses premières expériences de bipède. Aussi, la porte d'entrée de l'immeuble franchie, je m'asseyais sur la première marche de la cage d'escalier et je prononçais la phrase rituelle et magique: "J'attends Papé". Mon grand-père venait alors me prendre dans ses bras et tel un ascenseur de tendresse m'emmenait pour mon plus grand plaisir au seuil de l'appartement où il me déposait délicatement. Papé avait un prénom courant en ce temps-là : Pierre. Ma grand mère l'appelait "Pierrot" ou plutôt :"Siou plaît Pierrot", car Pierrot n'avait droit à la parole que s'il était d'accord avec son épouse. Ce "siou plaît Pierrot" avait pris le rang d'une phrase rituelle: tous nous la connaissions, mais seule ma grand mère avait le droit de la prononcer.

Pierre était grand et sec. Je l'ai toujours connu avec une chevelure blanche et une épaisse moustache, un sourire doux et une patience d'ange avec moi. Je descendais souvent avec lui dans l'arrière-cour de l'immeuble où il possédait un petit atelier. Avec lui, je fabriquais des bateaux. Il me donnait les plus belles vis qu'il gardait dans de petites boîtes d'allumettes: des vis chromées. Placées sur la planchette, elles représentaient le bastingage quand je les avais reliées par une ficelle.
Mon grand-père avait travaillé très jeune, débutant à 11 ans comme apprenti sellier dans un atelier de garniture de sièges automobiles. A la Communale, c'était un élève brillant mais il était hors de question qu'il fasse des études: pas d'argent! Vint la Première Guerre Mondiale qui modifia son destin sans le briser, comme ce fut hélas tristement, désespérément le cas pour des millions de jeunes hommes en Europe. Son frère Léon, mort au Front, Pierre fut replié à Saint-Tropez, village sans renommé en ce temps-là, mais doté d'une usine de fabrication d'armes et si mes souvenirs ne me trahissent pas, spécialisée dans les torpilles. Ajusteur, mon grand-père y passa son temps militaire. Revenu à la vie civile, marié, il entra alors aux "Aciéries du Nord" une immense usine au bout du Boulevard Rabatteau, toujours à Marseille qui fermera ses portes à la fin des années 1950. Chômeur pour quelques semaines, le temps de retrouver du travail à l'autre bout de la ville chez un fabriquant de grues: les établissements Griffet.

Chaque matin, ma grand-mère lui préparait sa gamelle. Une gamelle en fer blanc et à étages. Je crois que mon grand-père a passé bien des déjeuner en son usine à manger ainsi, assis dans un coin de son atelier, court arrêt entre de longues périodes de travail.
Je n'attends plus Papé, aujourd'hui. Il est bien loin maintenant le temps où enfant, je me juchais sur son dos pour gravir les marches du bonheur de l'enfance. Le "papé", c'est moi aujourd'hui.

Ma grand-mère Louise, préparatrice de la gamelle déjà évoquée, était couturière à domicile dans sa jeunesse. Elle recevait de grandes dames, comme l'on disait alors, dans son modeste appartement. Un mannequin délaissé dans une chambre était pour moi, le témoin mystérieux de ce temps de petite main. Un nom revient à la lumière lorsque j'évoque le souvenir de ma grand-mère en pensant à son métier: celui de La Panouse. Parfois, je me plais à penser qu'elle retouchait les robes, les manchons, les manteaux de la Vicomtesse et de ses amies. Un vague bruit de conversation, quelques phrases enregistrées, je ne sais trop comment en moi, me font entendre Louise évoquant l'enfant exceptionnel qu'était le futur créateur du Parc Animalier de Thoiry. Ce qui est certain, par contre, c'est que ma mère et sa jeune soeur étaient priées de se retirer dans leur chambre lors des séances d'essayages et de se tenir tranquilles.

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