vendredi 19 février 2016

Les années Beaurecueil

Mes parents ne restèrent que mes quatre premières années dans le petit village de Beaurecueil. Etre à douze kilomètres d'une grande ville apparaissait alors comme un exil. Certes, ma mère travaillait sur place et elle aimait cet endroit, mais mon père, lui, prenait chaque matin de très bonne heure sa bicyclette pour aller à son travail: la Société Marseillaise de Crédit sur le Cours Mirabeau à Aix-en-Provence. En hiver, il s'arrêtait à la boulangerie du Pont de Bayeux, quelque quatre kilomètres après son départ et réchauffait ses mains sur la paroi du four à pain. Marguerite, la jeune soeur de ma mère, vivait pas très loin de là dans un autre petit hameau, celui de Labarque. Elle aussi était devenue institutrice. André son mari avait abandonné sa passion: l'aviation et, à vélo, retrouvait mon père à la boulangerie d'où ils roulaient de concert jusqu'à Aix. A la banque, la même que celle d'Albert, André tournait en rond comme un hamster en cage et au moindre bruit d'avion, quittait les lieux et allait admirer en connaisseur l'aéroplane.
Quel tournant tragique que ce choix d'abandonner le pilotage pour être agréable à sa jeune épouse. Mon père bien plus tard me confiera ses interrogations. André avait été libre de son choix? Son mariage avait-il été imposé par sa future belle-mère? Pourquoi le jeune homme n'avait-il plus les étoiles qui brillaient dans ses yeux avant son mariage? L'Amérique manquait à son coeur, terriblement, et l'impossibilité de voler avec les oiseaux et de survoler les nuages le minait. André n'était pas totalement heureux. Sur les photos qui jaunissent et s'estompent avec le temps, il a toujours un sourire mais ses yeux semblent chercher un autre horizon.
Existe-t-il pour chaque être, une bonne ou une mauvaise étoile, je ne saurais le dire mais celle qui devait veiller sur mon oncle le laissa s'envoler vers les sommets les plus prometteurs de sa destinée pour le faire plonger définitivement dans les abysses du drame. Sans lui, Beaurecueil semblait bien triste et le quatuor que formaient les deux soeurs et leur mari n'existant plus, toutes les mauvaises conditions furent soudain réunies pour que nous quittions le village et revenions en ville.
Avec le recul du temps, j'ai maintenant la certitude que ce village eut sa période maudite faite de morts inattendues, de drames insoutenables, période qui ne se termina pas pour moi à notre retour vers Aix-en-Provence mais à la destruction violente de la maison de mon enfance, moins de vingt ans plus tard. Mais il n'est point pour l'instant l'heure d'en parler. Les années Beaurecueil, celles des temps heureux s'achevaient. Cette fin allait modifier ma vie: du soleil et des grands espaces de la campagne provençale, je passais à la sombre humidité d'un rez-de-chaussée d'immeuble. Marguerite, ma tante rejoint Marseille et le quartier de la Capelette. Elle se réfugia chez ses parents, rue Antoine Blanc.
A Beaurecueil, le hamac qu'affectionnait André resta vide et inutile, il l'avait attaché juste un peu au-dessous de l'école, dans un bosquet de pins. Personne n'eut le coeur d'aller l'enlever. Ce fut le temps qui s'en chargea, doucement, comme pour ne pas accentuer la douleur de la disparition.

mercredi 10 février 2016




La rue Manuel

Je ne sais pas vraiment quelle fut l'origine du choix de mes parents de se loger rue Manuel, au numéro 30. Le "hasard et la nécessité", je pense. Je ne suis jamais retourné dans cet appartement. Ma mère est maintenant institutrice à Célony, au nord d'Aix. Son école est au bord de la Nationale 7. En 1950, il n'a pas de circulation. C'est une école à deux classes avec deux enseignantes: la Directrice et ma mère. Les bâtiments me semblent énormes, aujourd'hui, les fondations seuls témoignages de ce temps-là, me disent le contraire. C'était une illusion d'enfance. Notre lieu d'habitation est très sombre dans mes souvenirs. Je n'ai plus aucune idée du nombre de pièces. Ma seule certitude c'est que c'est petit.
Adrienne, ma nounou verticale de Beaurecueil viendra là, me garder encore quelques mois, mais la santé de son mari se détériorant brusquement, à son grand chagrin, elle doit nous abandonner. Commence alors la ronde des nourrices. Mes parents n'ont pas la chance de rencontrer Mary Poppins. André, mon frère, s'annonce, c'est pour le mois de février 1951. Le berceau est installé au côté du lit de mes parent. Moi, je ne sais si j'étais ou non à l'aise dans ces lieux, difficile à dire tant d'années après. Ce que je sais, c'est que ce déménagement de la campagne à la ville a modifié mon caractère, obligatoirement. Je n'ai plus la liberté de jouer et gambader dans un jardin, d'être entouré par les élèves de la classe unique de Beaurecueil dont les "grandes filles" sont presque des grandes sœurs. Mon horizon s'est rétréci. Plus de champs et d'allée de platanes, plus de grand bassin où les jeunes du village se baignent l'été, plus d'animaux de basse-cour. A Aix, devant la porte de l'entrée de l'immeuble, seulement une borne fontaine verte que l'on fait couler en tournant son couvercle muni d'un petite boule de cuivre.
J'entends, lorsque je suis couché des bribes de conversation. Le sujet est toujours le même: il faut trouver un logement plus grand, moins humide, plus lumineux. Difficile projet, les appartements sont rares et chers, les temps n'ont donc pas changé!
C'est là, dans cette rue Manuel que j'ai quatre ans. Je me souviens encore du cadeau d'anniversaire que m'a offert ma mère: une tranche de gâteau au beurre et à la fraise, roulé. Cela fait sourire aujourd'hui et paraît incongru en ces temps de jeux électroniques même pour les bébés! Une tranche de gâteau au beurre, de couleur claire. Je ne me souviens plus du tout du goût! En tout cas aucun rapport avec la saveur d'une madeleine.
La ville m'a rendu timide. Je me sens comme un chat apeuré dans ce monde inconnu. Je n'ai plus Adrienne, je n'ai plus Miquette. La petite chienne cocker a été mortellement blessée par un tram à Marseille. En visite chez ses parents, ma mère avait emmené l'animal avec elle. Mon grand-père proposa de le sortir. Sur la place, il eut la mauvaise idée de défaire la laisse. Et ce fut le drame, à la fois pour la pauvre bête, le responsable et toute la famille. Je ne sais quelle fut ma tristesse. Je pense que mes parents m'épargnèrent le récit de cette funeste après-midi. Le souvenir de Miquette s'enfouit dans ma mémoire. Ce ne fut bien plus tard que j'appris la vérité. Je n'en voulus pas une seconde à mon grand-père.
Ma mère change encore d'école. Elle est nommée à Aix: plus de course le matin pour aller attraper le car au vol. Octobre arrive. La rentrée se fait sans moi. En ces années, les enfants qui allaient à la maternelle étaient rares. J'accompagne une ou deux fois Marie-Thérèse à son travail, lorsque la nounou fait défaut. Sur notre chemin, nous passons devant la vitrine d'un magasin d'électroménager, au nom énigmatique: "Au nain vert". Et au tout début des années cinquante, un étrange appareil prend place en exposition: un gros cube de bois, vitré sur le devant. C'est une "télévision" mot totalement nouveau pour nous. A l'instant où nous passons, un visage en gros plan remue les lèvres. La vitre ne nous permet pas d'entendre ses paroles. Une question me vint à l'esprit. Je la pose à ma mère: "Est-ce que cette dame nous voit?" J'entends tel que encore sa réponse: "Je ne sais pas!" Cinq ans passèrent avant que cette télévision entre chez nous. Les soirées se passaient autrement que devant un écran. En attendant mon père qui quittait la banque à 19 heures, ma mère me lisait "Zig et Puce". Je connaissais l'histoire par cœur. Pas question pour ma lectrice de sauter une page sous peine d'une sanction terrible: recommencer l'histoire à son début.
Enfin mon père arrivait et délivrait ma mère de ma tyrannie. Il portait une canadienne noire, c'était la mode dans les années cinquante. Lorsque je revois des photos de ce temps-là, je lui trouve une ressemblance avec les pionniers de l'aviation tel Mermoz ou Saint Exupéry.

Février 1951, mon frère arriva. Comme je l'ai déjà écrit, mes parents le prénommèrent André en souvenir de mon oncle aviateur formé à Memphis. Peut-être ce choix a-t-il insufflé la passion que mon frère nourrira et nourrit toujours pour les Etats-Unis d'Amérique.

dimanche 7 février 2016

On déménage!

Le 30 rue Manuel était devenu maintenant trop exigu pour quatre. Il fallait donc se mettre en quête d'un nouvel appartement. L'apparition de rats intermittents et indestructibles précipita cette obligation. La chance vint d'un ami de captivité de notre père le grand Albert. Cet ami venait de quitter son logis aixois pour s'installer à Paris, un vaste logis de six pièces principales dans ce que l'on appelait à l'époque un immeuble "bourgeois". Je me souviens encore de cet homme, je l'ai rencontré lors d'un de ses passages à Aix. Il nous avait tous invités au restaurant. Grand, souriant, il avait un peu le physique d'un Curd Jürgens, acteur que j'admirais déjà car mon père m'avait emmené voir le film "Michel Strogoff" au "Kursaal" magnifique cinéma aujourd'hui disparu.
Cet ami paternel, Mérinberger, avait donc pour moi l'aura du héros ayant sauvé notre famille de l'étroitesse humide d'un rez-de-chaussée lugubre! Comme tous les héros, j'en avais beaucoup entendu parler mais je n'ai eu la chance pouvoir nourrir mon admiration de sa présence qu'une seule et unique fois. Cette rareté ajouta encore au prestige de cet homme et à la reconnaissance que je lui portais.
Ainsi munis de la recommandation de ce Michel Strogoff parisien, mes parents prirent rendez-vous avec notre future propriétaire qui voulait connaître toute la famille à qui elle allait, peut-être consentir à louer son bien, d'autant que cette famille vivrait au-dessus de sa tête. Là, un stratagème fut mis en place. Il ne fallait pas "rater" cette chance et pour ne pas la rater faire face à un impératif: ne pas emmener André. A six mois, avec la puissance vocale qu'il possédait, il était tout à fait capable, dans sa période de hurlements suraigus, de briser quelques précieux verres en cristal de la collection de cette noble dame. André fut exilé à Marseille, provisoirement, chez ses grands-parents et sa tante, le temps de cette entrevue. Quant à moi, sorte de gentille potiche que l'on asseyait et qui ne bougeait alors pas plus qu'un chêne taquiné par un zéphyr, je serais du rendez-vous. Il faut dire que j'étais à bonne école. Dès mes premières années, ma mère m'avait parfaitement éduqué: "Dis bonjour à la dame poliment!" et alors, le plus sérieusement du monde je disais:" Bonjour madame Poliment".
Et c'est ainsi, qu'enfant modèle, je séduisis une véritable comtesse de la noblesse aixoise. Les mauvaises langues familiales dirons: "la première d'une longue série". Je me souviens qu'elle était plus maquillée qu'une Ferrari volée, qu'elle me semblait très très âgée. La pauvre dame n'y voyait pas beaucoup non plus: la cataracte affectait ses yeux. Son appartement était un musée encombré de statues, de photos, de tableaux.
Mes parents n'eurent qu'un regret, c'est qu'elle ne fut pas un peu dure d'oreille au lieu d'être presque aveugle, ainsi ils n'auraient pas eu sur la conscience le remords de renier leur second fils.
Si le coq de leur conscience essaya bien de chanter trois fois pour le principe, il eut bientôt le bec cloué: le bail était signé!
Je n'ai pas de souvenir de ce transfert familial de la rue Manuel à la rue de Lacépède, distantes tout au plus de deux cents mètres. J'ai seulement la conviction que je fus moi aussi exilé à la rue Antoine Blanc, ma sagesse étant provisoirement devenue inutile, l'ingratitude de mes parents me consterna: pas question de jouer avec les cartons du déménagement!

samedi 6 février 2016

Eisenhower arrive dans notre famille.


Lorsque André arriva au monde, les cliniques étaient tenues par des "bonnes soeurs" en cornette. Plus question en 1951 d'accoucher à la maison: l'hôpital ou la clinique s'imposait. André ouvrit donc les yeux dans un établissement au nom optimiste et positif: la clinique de l'Espérance. Autour de lui, telles les soeurs de Cendrillon, s'agitaient dans un calme religieux des têtes au volume triplé par des coiffes à ailette. 
Autant l'avouer tout de suite, toute la famille, les amis et les voisins furent frappés par l'extraordinaire ressemblance de ce bébé avec le trente-quatrième président des Etats-Unis, du moins pour le visage! André était le portrait tout craché de Ike: même calvitie, même joues creuses, même regard malin un peu narquois. A croire à une réincarnation un peu prématurée.
André, dès les premiers jours de sa vie affirma son caractère déterminé en se mettant illico en grève de la faim. Pas question pour lui de prendre le sein, pas question d'avaler le moindre biberon, du moins à une heure décente. A trois heures du matin oui! Mais à vingt heures quelle idée!
Nos parents se désespéraient. La balance manuelle dont le plateau ressemblait à une gaufrette incurvée ne servait qu'à constater une évidence: mon petit frère ne prenait pas un gramme ou alors, presque en cachette. Comme il grandissait tout de même, mes parents voyaient ses bras et ses jambes s'allonger. Mon père m'a dit plus tard en plaisantant: "A Marseille, ta mère et moi, on hésitait à aller au zoo avec ton frère, on avait peur qu'il nous le garde!" Mais comme vous le savez déjà, mon père et ma mère étant marseillais, il y a une grande part d'exagération dans ces propos.
Nous avions donc l'honneur d'avoir un général américain à la maison, habillé en barboteuse et chevauchant un tricycle en bois à tête de cheval dont les oreilles faisaient usage de guidon. 

Pour le faire manger, toute la famille usait de ruses de Sioux. D'abord le traditionnel, et peu efficace :"Une cuillère pour papa, une cuillère pour maman". André ouvrait une grande bouche et alors que la becquée allait arriver à bon port, un geste habile permettait au bambin d'en projeter le contenu sur le chemisier, la robe, la chemise, sur le sol et sur la table. Tout le monde se demandait alors comment une si petite cuillère pouvait contenir autant de nourriture.
Ensuite, technique plus élaborée, changer de décors: en vacances à la montagne, Marie-Thérèse profitait de la douce chaleur de l'étable voisine. Elle y apportait le bébé et la bouillie.

 Sous l'œil, évidemment bovin, mais compatissant d'une vache reconnaissante de ce spectacle qui la changeait de celui de la ligne désaffectée des chemins de fer de l'Ardèche, le show nourricier pouvait commencer: André bougeait, la vache bousait, mon frère hurlait, la vache meuglait. L'histoire ne dit pas si le lait tournait, mais ce qui est véridique, c'est que l'assiette se renversait un soir sur deux.
Tout cela n'empêcha nullement André de grandir tout à fait normalement. Ses proportions devinrent académiques, les traits de son visage abandonnèrent petit à petit toute ressemblance avec le héros américain pour se conformer à la tradition masculine de la famille.
A la rue Manuel, André connut l'instabilité des nounous. Véritables étoiles filantes qui traversaient son ciel d'enfant pour disparaître en quelques jours ou même en quelques heures. J'avais moi, la malchance d'être enfermé dans la grande école, tandis que lui, à six mois,  fréquentait déjà les bars du Cours Mirabeau, respirait la fumée et l'enivrant  parfum d'une drôle de nounou et de la liberté. J'en conclus parfois aujourd'hui que cette éducation d'avant-garde a permis à mon petit-frère d'être en avance sur moi quant à la connaissance de la réalité du monde. Tout n'étant finalement qu'une question de poules. Les miennes étaient rouges et picoraient sur un mur du pain dur, celles de mon frère étaient en talon et picolaient du gros rouge avec un dur. Ainsi va la vie! Il y en a qui ont plus de chance que d'autres. Je vous laisse deviner qui!