mercredi 30 décembre 2015

Au temps des derniers gramophones..

Des disques soixante-dix-huit tours ornés en leur centre d'une étiquette montrant un très beau chien  sagement assis écoutant la "voix de son maître " commencèrent à nous donner un agréable tournis musical dès notre tendre enfance! Et les doigts de notre mère et de notre tante courant sur le clavier du piano apportèrent une touche supplémentaire à notre culture artistique.
La collection des 78 tours de nos parents n'était pas bien importante: une vingtaine de disques, rangés soigneusement dans une mallette carrée à l'intérieur cartonné. On y trouvait notamment un air de Mignon, opéra d'Ambroise Thomas, des chants de Noël, une chanson venue du comique troupier au titre mystérieux du "Mistingo". Malgré le demi-siècle écoulé, ces airs trottent encore souvent dans  ma tête.  Les petits santons dorment toujours dans leur valise en carton en la joyeuse période des Noëls en Provence. La chanson du Mistingo est aujourd'hui passée aux oubliettes. Qui se souvient de ces sublimes paroles: "C'est un air qu'est pas ordinaire et qu'vous chanterez sur tous les tons, ah nom de nom qu'est-ce que c'est donc? C'est le refrain du mistingo  dare dare tirelire mistingo dare dare larira tire la rira pan pan tirelire, tire larigot flingot! ".
 Ces disques noirs et lourds avaient bien du charme dans leurs pauvres pochettes de papier. Ils semblaient venir des profondeurs d'une époque lointaine et il en fallait une bonne trentaine pour avoir une petite heure de musique à écouter.
Le gramophone était un chef d'oeuvre d'ébénisterie aux arêtes décorées de cuivre mais le son émis par le pavillon de cet appareil nous paraîtrait insupportable aujourd'hui. Régulièrement, notre père prenait une aiguille neuve dans une jolie petite boîte de fer blanc pour remplacer l'ancienne. Je me souviens de cette boîte: le couvercle à fond rouge-rosé représentait un chien et un très jeune enfant. Le chien tendait sa patte à l'enfant qui la tenait par la main. Le chien, assis et de profil,  avait  le pelage blanc, les oreilles noires et tombantes. Un collier rouge cerclait son cou. L'enfant blond, assis et de face ressemblait à un petit ange. La tranche de la petite boîte était ocre jaune. Il me semble qu'on pouvait y lire: "Made in Germany". Enfin, lorsqu'on l'ouvrait, apparaissait une étiquette  noire où s'inscrivait en blanc:"Changer l'aiguille à chaque disque". Mon père, après avoir mis en place, selon les instructions:"une nouvelle aiguille, tournait la manivelle pour remonter le mécanisme du gramophone et mon bonheur commençait. 

Mais une vague gigantesque allait bouleverser ce monde musical endormi et jeter aux orties Georges Guétary et son "Qu'il fait bon chez vous Maître Pierre" ou Pierre Dudan susurrant  son "café au lait au lit avec des croissants": le rock'n'roll venait de naître et avait son roi: Elvis, un roi dont le monde entier devenait les fidèles sujets. La fin des années cinquante approchait et de nouveaux horizons immenses s'annonçaient. Le microphone avait gagné, rejetant à la préhistoire musicale des chanteurs comme Jean Sablon qui tentaient encore de s'en passer.
En France, la révolution fut conduite hiérarchiquement par Johnny Hallyday, Eddy Mitchell et Dick Rivers. Pas question pour eux, à cette époque, de garder leurs patronymes européens. Qui aurait pris au sérieux Jean-Philippe Smet, Claude Moine et Hervé Forneri en ces années soixante qui venaient à peine de naître? 
Dans leur sillage et au fil des années, naquirent une multitudes de chanteurs et chanteuses. Ainsi, selon leur année de naissance, chaque membre de notre famille avait sa préférence. Mon père adorait Tino Rossi et Marlene Dietrich, moi Elvis et Johnny Hallyday, mon frère devint un "fan" des Beatles et ma soeur s'enticha de Sheila et de Claude François. Notre mère, elle, restait très musique classique: Mozart, Beethoven, Bach avaient ses faveurs.
Au fond d'un placard, le gramophone vivait son oubli. A côté de lui, la mallette dormait, bien fermée ainsi que les petits santons de Provence.


dimanche 20 décembre 2015

Le journal de Tintin

Les enfants qui, comme moi, dans la deuxième moitié des années cinquante, avait une dizaine d'années, bénéficiaient d'une grande chance. Chaque jeudi, ils pouvaient lire le Journal de Tintin ou celui de Spirou, disparus depuis bien longtemps aujourd'hui. Ces deux publications pour la jeunesse ont apporté souvent à la culture générale de leurs lecteurs bien plus que les cours de leurs professeurs. Ma mère m'achetait donc, presque chaque semaine, au prix de 0,60 "nouveau" francs, ce titre conçu par les équipes d'Hergé. Les planches de bandes dessinées alternaient avec les articles et les chroniques illustrés de superbes photos sur papier glacé. Il y avait toujours de quoi faire rêver et alimenter notre imagination, nos connaissances.
J'aimais lire et relire les histoires complètes que l'on découvrait en ouvrant notre hebdomadaire. C'était très bien fait et les textes et les images s'inscrivaient en ma bibliothèque intérieure. Cette mise en lumière des "Grands Hommes" des grands moments de l'Histoire de France ou du Monde me permet encore aujourd'hui bien longtemps après de les avoir présents en mon esprit. Si je sais tout, un demi-siècle plus tard, sur Nicolas Appert, l'inventeur de la mise en conserve et grand bienfaiteur de l'humanité, oublié et mort dans la misère, je le dois au Journal de Tintin. Et grâce à l'Oncle Paul de Spirou, combien de belles histoires ai-je encore en mémoire. Combien de bonnes notes ai-je obtenues au lycée grâce encore à la lecture de ces deux parutions.
Lorsque je repense à cette lecture hebdomadaire, je ressens encore le plaisir qu'enfant j'éprouvais à découvrir à travers les articles, les dessins, le monde qui m'entourait et dont la découverte me passionnait. Tintin présidait de son sourire cette revue et s'entourait de héros parfois farfelus mais toujours attachants.
Je regrette aujourd'hui de ne pas avoir conservé ces journaux. Ils ont disparu sans doute lors d'un déménagement. Même dans les plus vieux cartons oubliés, je n'en ai retrouvé la trace mais lorsque sur un stand de vieux livres j'ai la chance de feuilleter quelques exemplaires jaunis par les décennies, j'ai le plaisir de constater qu'aussi bien le Journal de Tintin que celui de Spirou n'ont pas pris une ride, que leurs bandes dessinées pourraient paraître aujourd'hui sans être dépassées ou démodées.
N'oublions pas non plus, en ce pays des publications pour la jeunesse "Coeurs Vaillants" pour les garçons et "Ames vaillantes" pour les filles. C'est dans "Coeurs vaillants" que je me passionnais pour deux jeunes aventuriers Oscar Hamel et Isidore, création d'un dessinateur de grand talent: Frédéric-Antonin Breysse. Frédéric-Antonin Breysse était un homme complet dans son domaine: du scénario, aux textes et montages , il faisait tout, et tout bien. Il était même un humoriste visionnaire. Dans "La rivière de feu" sombre histoire de complot contre le Maharadjah de Radagpenda, ce dernier pose cette question en parlant d'une maquette de robot:"Cet avorton mécanisé qui agit sans âme et marche sans volonté sur un chemin sans but!... Sais-tu ce que c'est, Balga Tabla? et la réponse ne se fait pas attendre: "Oui altesse, c'est l'Occident!" N'est-ce pas la réalité aujourd'hui!
Avec Oscar et Isidore, j'ai franchi l'Equateur, traversé la jungle africaine, rencontré les extra-terrestres et visité la Bretagne. Chaque publication était accompagnée de "hors-texte", documents locaux ou poème célèbre.
La lecture en mon enfance faisait partie de ma vie comme elle faisait partie de la vie de tous les enfants et adolescents de mon époque. Combien de fois ai-je entendu mes parents me dire : "Arrête de lire et dors!" Mais comment s'endormir sans savoir ce qu'il y a à la page suivante! Alors, caché sous la couverture, une lampe électrique à la main, je continuais à suivre les aventures de mes héros avant de les rejoindre en rêve pour qu'ils m'accueillent en leur histoire. Je lisais ainsi encore un long moment qui me paraissait bien court. Je devais très rapidement avoir la preuve que la lecture sauve de l'ennui et qu'elle peut transformer en relatif bonheur des heures assombries. Mais cela mérite un chapitre à part entière.

mardi 15 décembre 2015

"L'Antenne est à Nous"
1957

J'avais onze ans lorsque le premier poste de télévision entra dans notre salon. Mon père l'avait choisi et acheté en ma présence, chez un commerçant de la rue Fabrot, dans le centre d'Aix-en-Provence. Je ne me souviens plus du tout des lieux et je ne saurais les décrire. J'ai simplement en mémoire un magasin très lumineux et l'apparence physique du propriétaire. C'était un homme grand, avenant, compétent et passionné par son métier. Il vendait des postes de radio, des téléviseurs ainsi que les premiers tourne-disques.
 L'appareil que mon père choisit possédait toutes les qualités de l'époque: 819 lignes, un bon haut-parleur, de gros boutons cerclés d'or. Sa boiserie de palissandre en faisait un très bel objet cubique pratique pour poser sur son plateau supérieur les photos de famille. Cet achat fut un grand événement dont nous ne soupçonnions pas vraiment la portée. L'antenne sur le toit installée, ce fut un émerveillement en noir et blanc.
Nous étions très fiers de notre Ribet Desjardins, une excellente marque conseillée à juste titre à mon père par des amis. Une marque française dont les ateliers avaient pignon sur rue à Montrouge, dans le département de la Seine en ce temps-là. Il faut dire, qu'en la fin des années cinquante, la France n'était pas envahie par les productions venues de l'Asie et que les produits japonais avaient très mauvaise presse: de la camelote! disait mon père.
Le poste "allumé", Londres fut la première capitale que nous visitâmes en compagnie de Jacques Salbert. "Ici Londres" nous permettait de passer quelques minutes presque quotidiennes en Angleterre. Nous regardions fascinés les grands monuments de la capitale de la Grande Bretagne, nous arpentions les grandes avenues, roulions à gauche et admirions en noir et blanc, les magnifiques autobus rouges à deux étages. Nous ne nous doutions pas alors que ce journaliste commenterait, douze ans plus tard, les premiers pas de l'homme sur la Lune, nous emmenant bien au-delà des hauteurs de Big Ben. Mais ceci est une autre histoire, comme le disait Kipling.
Par bonheur, notre téléviseur ne devint pas un objet d'enfermement ou de repli de notre famille sur elle-même. Ce fut le contraire qui se produisit. Nous étions parfois une vingtaine d'enfants et d'adultes assemblés autour de l'écran pour l'émission dédiée à la jeunesse "L'antenne est à nous". La présentatrice s'appelait Jacqueline Caurat. Sa blondeur, son sourire avait tout de suite conquis son public et si d'aventure, elle était remplacée, il manquait alors quelque chose à notre jeudi après-midi.
Le moment le plus attendu était la diffusion de notre feuilleton Rin Tin Tin: au loin, un fort de la Cavalerie américaine. Puis en gros plan et de profil, un Clairon sonnait le rassemblement. Répondant à l'appel, des soldats déboulaient, fusils à la main des baraquements. Rin Tin Tin, le berger allemand sautait d'un toit, se recevait sur une charrette avant de rejoindre la terre ferme. Son jeune maître Rusty abandonnait le cheval qu'il était en train de seller. Rassemblé, tout ce petit monde, en ligne et au garde-à-vous, tournait la tête à droite au commandement. Enfin, la grande porte du fort s'ouvrait et la colonne en ordre de marche s'apprêtât à vivre une nouvelle aventure sous les ordres du lieutenant Rip Masters et du sergent Biff O'Hara. Immuable, ce scénario marquait le début de chaque épisode.
Les enfants que nous étions alors s'identifiaient à Rusty, l'orphelin mascotte du régiment. Rusty nous donnait un bel exemple de courage, de noblesse et de gentillesse. Le sergent O'Hara avait un coeur énorme et le Lieutenant Rip Masters semblait avoir été nourri des valeurs de la chevalerie. Quant à Rin Tin Tin, nous l'aurions volontiers adopté. Pour rien au monde, désormais, nous ne voulions manquer ce rendez-vous hebdomadaire avec l'Amérique des grandes prairies. 
Je ne sais combien de jeudis nous passâmes ainsi avec nos amis mais ils furent conviviaux et plus qu'agréables. Cependant, petit à petit, sans même que nous nous en rendîmes compte, notre groupe s'amenuisa. Chaque famille n'avait qu'une aspiration: posséder son propre téléviseur. Une époque, qui ne fut que de courte durée, s'achevait doucement. Elle ressemblait au temps où les villages s'assemblait autour d'un foyer pour entendre des histoires, se réconforter et se serrer d'amitié. Le progrès amenait sans que l'on y prenne garde l'individualisme et la solitude. Beaucoup dès lors, ne purent se résoudre à éteindre la télévision lors du dîner. Les présentateurs parlaient pour les parents. Autour de la table, l'on n'entendit plus bientôt que le cliquetis des fourchettes et des cuillères. Malheur à celui ou celle qui osait demander un morceau de pain. Il se faisait rabrouer par des regards furieux et un "chut" général.
Rin Tin Tin ne disparut pas: il revint encore pour un temps en couleur, toujours aussi attachant. L'Antenne est à nous disparut des programmes. L'ère des productions françaises pour la télévision des programmes de la jeunesse continua jusqu'à "L'ïle aux Enfants" et son "Monstre Gentil". Puis, un jour, sans savoir pourquoi, tout cela fut jeté aux orties. Une production internationale envahit les "étranges lucarnes". Les enfants  n'auraient plus droit qu'à une rue et à des marionnettes prétentieuses et pelucheuses vivant dans des poubelles.

jeudi 10 décembre 2015

Bicyclette et blouse grise
ou
Les petits coeurs de Madame Banzet

Il y a des mystères dans la vie et le commerce de Monsieur et Madame Banzet en était un. Tout était fait pour que cette affaire ne marche pas: local minuscule et désuet, rue désertée par les passants, aucun autre commerce aux alentours et pourtant cette épicerie ne désemplissait pas. Pour l'enfant que j'étais dans la fin de ces années cinquante, aller faire les courses chez les Banzet était un vrai plaisir. Tout d'abord parce que ce couple avait toujours le sourire, un vrai sourire, pas un sourire de façade pour vous inciter à acheter. Acheter, car on ne disait pas encore à l'époque "consommer". Puis parce que Madame Banzet était très jolie: toujours bien coiffée, blonde, vêtue d'un chemisier blanc en permanence. Elle semblait sortir d'une réception mondaine ou prête à aller au théâtre pour une grande soirée. Enfin parce qu'il y avait dans un bocal de verre des pains d'épices délicieux en forme de coeur, d'où l'expression familiale: "Va acheter des petits coeurs de Madame Banzet."
Quant à Monsieur Banzet, il avait une  longue blouse grise. Il m'apparaissait très grand et mince. Chaque matin, de très bonne heure, cet homme courageux enfourchait une vieille bicyclette où était attelée une petite remorque. Ainsi, il allait faire les provisions de son magasin: les yaourts, confectionnés par les religieuses de Notre Dame de la Sed, les légumes des maraîchers environnants et un jambon délicieux que son épouse tranchait à la machine. J'ai en mémoire le bruit de ce disque argenté coupant la commande de mes parents: quatre ou cinq morceaux de jambon. Monsieur Banzet devait faire bien des kilomètres par tous les temps pour achalander ses étagères.
J'ai aussi le souvenir de l'admiration que provoquait en moi, sa dextérité. Il coupait à une vitesse effrayante, à l'aide d'un gigantesque couteau à manche de bois d'ébène, les rondelles de saucisson avec une précision parfaite.  Ce n'était plus de la vente mais de l'art! Chacune de ces rondelles avait la même épaisseur que ses voisines, un ouvrage vite expédié, enveloppé dans du papier alimentaire et plié à la seconde.
Jusqu'à leur retraite, les Banzet résistèrent à tous leurs concurrents: ni la belle épicerie ouverte à moins de cent mètre dans une rue adjacente, ni les magasins d'alimentations de la place voisine ne purent venir à bout de ce couple. Un vrai mystère, je vous dis! Pourtant le maître de l'épicerie n'avait rien d'un maître Cornille. Sa carriole  ne transportait pas du sable comme les mules du moulin de Daudet, elle était toujours pleine de salades, de poireaux, de fruits de saison, de boîtes de conserve et de bouteilles de limonade, qui, à peine placés sur les étagères en bois massif, disparaissaient dans les cabas des ménagères.
Le temps a effacé bien des détails et en ma mémoire, ce couple n'a plus de visage, hélas. Je ne peux que donner les adjectifs "belle", "grise" ou encore "soignée", "blonde" pour décrire des physiques réduits en silhouettes dans mes souvenirs. Je n'ai plus la réminiscence du goût des petits coeurs de Madame Banzet. Seules la pellicule de sucre glacée et cette forme particulière et anatomique s'imposent à la réminiscence de cette époque. Par contre, je me rappelle parfaitement du bruit que faisaient les pas des clients sur le plancher grossier, d'une porte qui donnait sur la réserve et des boîtes de conserve alignées tout en haut d'étagères.
Le temps passa, les cheveux de Monsieur Banzet blanchirent. Vint le temps de la retraite. Leurs successeurs ne purent tenir: ils durent mettre la clé sous la porte. Les Aixois découvraient, enivrés les longues allées des supermarchés où l'on pousse un chariot. Ils se sentaient illusoirement libre: ils se servaient eux-même, sans attendre leur tour, sauf à la caisse évidemment où l'addition leur réservait parfois une mauvaise surprise, mais quel bonheur d'être élevé au grade de "consommateur"!