samedi 30 avril 2016


Mes débuts

Donc me voilà les yeux ouverts sur le vaste monde, un monde limité à la lucarne de mon berceau ou à celle de ma poussette, ridiculement affublé de culottes bouffantes en tricot, d'un bonnet à froufrou, un hochet à la main que je regarde en louchant en agitant mes petites jambes, tel un minuscule champion cycliste. Pour compléter ce tableau, quelle bonne idée! des chaussons de laine retenus par un ruban de soie, bleu évidemment. Dans ma lucarne apparaissent les têtes de mes parents, les visages des grands-parents ou ceux des visiteurs. Tout ce petit monde me sourit en gros plan en me prenant pour un débile total. Il me chatouille, me papouille, me mouille les joues de baisers. Pire, chacun se croit obligé d'inventer une langue adaptée à mon très jeune âge, langage préhistorique, mélange d'onomatopées et de néologismes primaires.
Je me console en pensant que je suis en bleu, que les stroumphs n'existent pas encore, que si c'est cela les manifestations de l'amour, l'humanité a encore des progrès à accomplir. Pour me venger, je pince les nez trop proches, mouille les jupes et les pantalons des aventuriers de l'enfance qui ont l'audace de m'extraire de mon berceau et de temps en temps, de temps en temps seulement si le vêtement en vaut la chandelle, je vomis de plaisir!
De toutes les manières, quoique je fasse, j'entends sans arrêt des gazouillis répétitifs dont le sens général pourrait se résumer ainsi: "Qu'il est mignon!" Je veux bien le croire mais quand je vois les clichés de l'époque, j'ai des doutes. J'ai plus l'air d'un poupon déguisé, coiffé, poudré que d'un vrai bébé. J'ai même les joues maquillés!
Le pire advint quand, vers l'âge de deux ans, mes cheveux eurent suffisamment poussé pour que ma mère puisse me doter d'une coque sur la tête, c'est à dire une mèche enroulée, d'un diamètre de trois bons centimètres prenant toute la longueur de ma chevelure sur le sommet de mon crâne. Parfois, je me dis en voyant les documents de l'époque que j'ai eu beaucoup de chance que mon psychisme profond et mes tendances sexuelles restent quasi-normales. Ce doit être le bleu qui m'a sauvé.
Sombrons maintenant dans l'horreur: la mode en 1946 était de faire photographier son bébé, tout nu, allongé sur le ventre et d'afficher fièrement cette image ridicule dans le salon! Je n'y échappais pas: séance de pose, rue Thiers à Aix. Je n'en n'ai évidemment aucun souvenir. Je le sais tout simplement car vers l'âge de quatre ans, ma mère m'a ramené sur les lieux de son crime et m'a fait tirer le portrait en plan américain avec une chemise -j'allais écrire un chemisier- à col claudine. Par chance, toutes ces photos ont disparues à mon grand soulagement.
Mes parents et moi habitons l'école de Beaurecueil. Quand ils travaillent, une dame vient me garder verticalement et sous mon berceau une petite chienne cocker veille sur moi horizontalement. Ce sont Adrienne et Miquette. Elles sont brunes toutes les deux avec un beau regard tendre à mon égard. Nous commençons à sortir ensemble tous les trois car en ce printemps 1947 le mois de mai est agréable. J'ai autour de la taille une espèce de laisse qui assure ma sécurité, Adrienne et Miquette, elles, n'en ont pas. Je suis très soucieux, déjà à l'époque, de ne vexer personne. Je me déplace donc un peu comme Miquette puis ensuite un peu comme Adrienne. Toutes les deux sont très contentes de moi et me le prouvent en humidifiant mes joues. L'une me lèche et l'autre me couvre de baisers.
Malheureusement, sans le vouloir, mais c'est la vie, bientôt j'abandonnais la quadrupédie. Miquette en fut au début un peu triste mais s'habitua finalement. Les premiers jours de marche sont très amusants: d'abord on est immobile, tranquille puis on part à l'improviste comme une flèche! Le sang de votre mère ou de votre père ne fait qu'un tour. Ils vous poursuivent les bras tendus, penchés en avant comme à la poursuite d'une volaille qu'ils voudraient attraper pour la plumer. Là, vous stoppez d'un coup et vous repartez illico dans l'autre sens. Excellent exercice s'il en est! En répétant ce manège une bonne dizaine de fois, vous faites faire du sport à vos parents. Enfin, vous vous asseyez tranquillement en ayant choisi une flaque d'eau ou mieux une plaque de goudron fondue par le soleil et vous riez aux éclats. Le résultat est garanti!

dimanche 10 avril 2016

"Tati de Marseille"


Avant de revenir hanter l'appartement de mes grands-parents, il est important de faire entrer sur le devant de la scène celle que tous nous nommions "Tati de Marseille", autrement dit, Marguerite, la soeur de ma mère et la deuxième fille de Pierre et Marie Louise.
A cette époque, Marguerite était encore un prénom féminin à la mode et pas encore un patronyme réservé aux vaches laitières. Il y avait d'ailleurs dans les années 50, pour célébrer les Marguerite, une rengaine que j'avais apprise et que je chantais à ma tante: "Si tu veux faire mon bonheur, Maaaargueriiiteee! Donne-moi ton coeur! " Une nullité musicale certes mais une rengaine qui vous entrait dans la tête et dont il était difficile de se défaire...
Je ne savais pas, et cela était normal car j'avais moins de 5 ans à l'époque, que le bonheur de Marguerite avait été définitivement brisé par un drame terrible. André, son jeune mari avait été mortellement blessé dans un accident. Sa moto, une Terrot 125 avait été renversée par un chauffard, gangster notoire à l'époque, escroc de haut vol qui roulait à 160 km/h à la sortie d'Aix-en-Provence au volant d'une grosse américaine. Un procès s'ensuivit. Il fut proposé à ma tante de choisir entre une grosse somme ou une pension à vie, pension supprimée en cas de remariage. Elle choisit la pension. Les avocats du voyou se frottèrent les mains: une veuve de 22 ans, jolie de plus. Cette solitude dramatique était pour eux une situation qui ne pouvait pas durer. Ce qu'il ne savait pas, c'était que Marguerite ne se remarierait plus jamais.

J'ai toujours vu, sur la table de nuit de ma tante, le portrait de son mari, gros plan sur un jeune homme à la chevelure ondulée, un portrait digne de celui d'une star d'Hollywood. Le destin de mon oncle mériterait à lui seul un ouvrage complet. Né à Pont-en-Royans, orphelin très jeune, l'école de marine Courbet fut le dur cadre de ses études, Mestrance ensuite puis vint la Seconde Guerre Mondiale. Rescapé du sabordement de la flotte à Toulon, le bâtiment sur lequel il servait trouva refuge à New York. Là son destin devint double: rencontre avec une française installée aux Etats-Unis et réussite à une sélection pour devenir pilote dans l'US Navy. Cinq cents candidats et deux places pour un départ à Memphis et belle histoire d'amour avec la fille de la française rencontrée à NY. Bien des années plus tard, mon frère, prénommé André en son honneur et en sa mémoire, dénouera les fils de cette épopée américaine en retrouvant, tel un Columbo français, la famille qui avait pris notre oncle sous son aile outre-atlantique.