"Prête-lui tes affaires"
Alors que j'avais 10 ans et mon frère cinq, la dernière arrivée dans le cercle familial soufflait, les lèvres baveuses ses deux bougies. Cela ne nous dérangeait pas sauf que maintenant Zaza trottait partout et en plus touchait tout avec une prédilection pour nos jouets de garçons:les billes, les petites voitures, notre garage. Impossible avec André d'être tranquilles d'autant que nos parents répétaient comme une litanie de Pâques, à chacun de nous: "prête-lui tes affaires!" Et puis quoi encore! Est-ce que nous lui empruntions ses poupons ridiculement joufflus, ses poupées chauves, ses peluches éventrées ou ses canards couineurs? Certainement pas, quelle horreur ne serait-ce que d'approcher de ces "choses" de fille.
Il fallait donc mettre au point une stratégie suffisamment fine pour éloigner notre petite soeur et pour ne pas attirer l'attention réprobative de nos parents. Tels Napoléon et le Maréchal Etienne Jacques Joseph Alexandre Macdonald, nous étudiâmes sérieusement notre plan de bataille. Pas question de revivre, même à notre niveau la déroute de la Bérésina mais plutôt de montrer comme le fit ce grand empereur à Austerlitz, notre génie tactique. Et nous fûmes tout simplement et en toute modestie, géniaux. Nous créâmes un jeu pour que notre petite soeur et nos parents aient l'impression que nous nous amusions ensemble, tous les trois, sagement.
Il convient ici de noter en ce choix par mon frère, d'incarner ce grand soldat, vainqueur à Wagram, les 5 et 6 juillet 1809 le côté prémonitoire de son destin. Non qu'il se consacra par la suite à une carrière militaire mais à la vénération des Etats-Unis d'Amérique et de sa culture culinaire. Il faut en une note hautement historique, souligner que ce Maréchal d'Empire est un lointain ancêtre du créateur de nos actuels "Macdo" temples de la frite, du hamburger et de l'obésité arrosée au Coca Cola. Parenté contestée par certains universitaires de notre belle patrie, signalons-le au passage pour rester objectif. Mais trêve de diversion et revenons à nos moutons et mettons en lumière pour nos lecteurs attentifs notre stratagème.
La première étape consistait à rassembler toutes les chaises de l'appartement puis de les coucher en cercle. Ainsi nous disposions d'un enclot sûr. Un instant, j'avais pensé l'électrifier à l'aide du transformateur de notre train électrique mais devant la complexité de l'oeuvre à mener à bien, je renonçais. Au centre d'un cercle suffisamment spacieux pour y disposer notre garage et nos voitures, nous avions une grande tranquillité: c'était là notre deuxième étape. Geneviève pouvait ainsi nous observer mais ne pouvait toucher à rien et nous n'entendions plus la sinistre injonction: "Prêtez-lui un peu vos jouets!" Naïvement notre mère demandait :"A quoi vous jouez?" "A l'attaque de la diligence par les Indiens! " Satisfaite de cette réponse, Marie-Thérèse reprenait ses occupations sans plus poser de questions.
Les années passant, notre petite soeur, plus soigneuse, eut le droit d'entrer dans le cercle magique et de jouer avec nous. Elle devenait ainsi pompiste, garagiste ou encore gardienne de parking. Cela la changeait du rôle de squaw, un peu usé à force d'être utilisé. Elle faisait tout cela avec beaucoup de sérieux et tant d'application que notre mère eut une pointe d'inquiétude: la seule fille de la famille allait elle consacrer, un jour encore lointain sa vie à la mécanique?
Mais ce temps des jeux à trois ne dura pas. J'allais sur mes onze ans et devait entrer au lycée. Je troquais les voitures miniatures pour l'énorme dictionnaire de Latin, oeuvre d'un certain Félix Gaffiot dont j'appris par la suite qu'il était mort avant la Seconde Guerre, non pas des Gaules, mais mondiale, probablement d'une trop forte absortion de génitif des Alpes ou alors d'un ablatif périmé. Les chaises ne furent plus renversées. Le garage blanc à l'enseigne Esso disparu de notre horizon, les livres entrèrent en force dans notre vie. Le cercle brisé, l'horizon s'offrait à nous. Alors nous commençâmes à essayer d'atteindre cet impossible but qui ne cesse de fuir lorsque l'on croit s'en approcher. Quant à moi, l'aîné, je sentis profondément que l'enfance ne serait bientôt qu'un tendre souvenir: on ne joue plus aux billes quand on commence ses humanités.
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