dimanche 31 janvier 2016





7 rue de Lacépède



1952


Notre nouvel appartement, au deuxième étage du numéro 7 de la rue de Lacépède, avait vraiment grande allure et une pointe de mystère.
Les pièces immenses, les plafonds inaccessibles, les hautes fenêtres paraissaient  d'autant plus immenses, plus inaccessibles que nous les regardions avec nos yeux d'enfants. 
La salle à manger pouvait servir de terrain de football, les couloirs de pistes cyclables, les placards et recoins, de repaires de brigands. Notre hall d'entrée donnait sur une cour intérieure. Peu lumineux, il ne nous inspirait pas grande confiance. Nous ne nous y attardions donc jamais. La cuisine, tout au fond de l'appartement n'avait qu'une seule fenêtre placée si haut qu'il était impossible de la manœuvrer sans grimper sur une échelle.
Mon frère et moi, avions nos lits dans la plus grande pièce. La dite pièce faisait office de chambre d'enfants, de bureau pour notre père, de salle à manger pour honorer les invités, de terrain pour nos jeux. Nos lits, placés en équerre, étaient dominés par ce que l'on nommait à l'époque "un cosi", sorte d'étagère sous laquelle notre sommier et son matelas s'encastraient. Nous pouvions y exposer nos livres et nos objets préférés. 
Cette salle principale était si grande qu'elle pouvait encore abriter un meuble bibliothèque de bonne largeur, un piano, une cheminée d'albâtre surmontée d'une immense glace au cadre torturé et doré. Au sol, des tomettes rouges, au plafond des gypseries, au mur, une tapisserie très claire, uniforme.
Laissons de côté la chambre des parents, ne parlons pas de la traditionnelle armoire à glace ni des chevets assortis aux montants du grand lit. Évoquons plutôt la pièce la plus intéressante pour mon frère André et moi: une pièce mystérieuse, interdite, fermée à double tour.  Quels trésors pouvaient bien se terrer là! Nous savions que l'ami de notre père, ancien locataire qui nous avait permis d'obtenir ce logement, avait demandé de pouvoir disposer d'une chambre dans son ancien appartement pour y laisser quelques affaires.  Cette explication ne nous satisfaisait qu'à moitié. L'obscurité, les scellées, tout cela enflammaient notre imagination enfantine. Inconsciemment, nous priions le ciel de ne jamais laisser ouvrir cette caverne mystérieuse supposée d'Ali Baba. Comment continuer de rêver de pirates, d'indiens, d'animaux extraordinaires avec des portes et des volets grands ouverts.
Cette île aux trésors demeura ainsi condamnée cinq à six ans, autant dire une éternité pour nous. Et si elle s'ouvrit, ce fut à cause d'une triste nouvelle. Mérinberger, l'ami de captivité de mon père en Prusse orientale venait de rejoindre les anges au Paradis, brutalement. 
Une lettre de ses héritiers autorisait mon père à ouvrir la pièce et à se débarrasser des meubles ou objets qui ne l'intéressaient pas. Il hésita. Il avait l'impression, le sentiment qu'il commettrait un sacrilège, qu'il trahirait son camarade en tournant la clé dans la serrure. Ouvrir, c'était reconnaître la mort, abdiquer! Il se passa de longues semaines avant que notre père ne se résigne.
A contre coeur, finalement, par un dimanche pluvieux de l'automne, il se décida. Nous, les enfants, nous ne pouvions comprendre. Nous ne connaissions rien aux liens tissés entre deux hommes par la souffrance, la faim et la captivité. Nous n'étions que deux gamins. Deux explorateurs en culottes courtes. Il faut nous pardonner notre curiosité. Nous ne voulions qu'étancher notre curiosité, rien de plus.

Notre trésor imaginaire, dévoilé, se révéla bien maigre, les volets ouverts, la lumière revenue, à tel point, qu'aujourd'hui, je n'ai aucun souvenir de ce qu'il était en réalité.
 Si! Tout de même, j'ai en mémoire un petit classeur rouge. Ses pages cartonnées comportaient chacune une dizaine de bandes de papier bristol. Blottis dans ces bandes: des timbres poste datant d'avant la guerre. Il y avait là des "Mariannes" de toutes les couleurs et de toutes les valeurs, des paysages de France, des portraits d'hommes célèbres, en tout une centaine de vignettes.
Cette collection devint notre trésor. Je me plongeais dans les catalogues officiels avec le sérieux de mes dix ans, espérant y dénicher le timbre rare, très cher, qui délivrerait mes parents de leurs soucis financiers dont je les entendais parfois discuter alors qu'ils étaient couchés, pensant que nous dormions. Malgré mes prières, le Bon Dieu ne voulut rien savoir. Il n'y eut pas de miracle même si nos parents recevaient à table, très souvent, ses serviteurs. Je m'en ouvris à mon catéchiste et lui demandais pourquoi le Bon Dieu n'aidait jamais les gentils.
 Si ma mémoire est exacte, et je pense qu'elle l'est vraiment, le brave homme me répondit: "Parce qu'il est déjà très occupé à ne pas s'occuper des méchants!"





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