mercredi 10 février 2016




La rue Manuel

Je ne sais pas vraiment quelle fut l'origine du choix de mes parents de se loger rue Manuel, au numéro 30. Le "hasard et la nécessité", je pense. Je ne suis jamais retourné dans cet appartement. Ma mère est maintenant institutrice à Célony, au nord d'Aix. Son école est au bord de la Nationale 7. En 1950, il n'a pas de circulation. C'est une école à deux classes avec deux enseignantes: la Directrice et ma mère. Les bâtiments me semblent énormes, aujourd'hui, les fondations seuls témoignages de ce temps-là, me disent le contraire. C'était une illusion d'enfance. Notre lieu d'habitation est très sombre dans mes souvenirs. Je n'ai plus aucune idée du nombre de pièces. Ma seule certitude c'est que c'est petit.
Adrienne, ma nounou verticale de Beaurecueil viendra là, me garder encore quelques mois, mais la santé de son mari se détériorant brusquement, à son grand chagrin, elle doit nous abandonner. Commence alors la ronde des nourrices. Mes parents n'ont pas la chance de rencontrer Mary Poppins. André, mon frère, s'annonce, c'est pour le mois de février 1951. Le berceau est installé au côté du lit de mes parent. Moi, je ne sais si j'étais ou non à l'aise dans ces lieux, difficile à dire tant d'années après. Ce que je sais, c'est que ce déménagement de la campagne à la ville a modifié mon caractère, obligatoirement. Je n'ai plus la liberté de jouer et gambader dans un jardin, d'être entouré par les élèves de la classe unique de Beaurecueil dont les "grandes filles" sont presque des grandes sœurs. Mon horizon s'est rétréci. Plus de champs et d'allée de platanes, plus de grand bassin où les jeunes du village se baignent l'été, plus d'animaux de basse-cour. A Aix, devant la porte de l'entrée de l'immeuble, seulement une borne fontaine verte que l'on fait couler en tournant son couvercle muni d'un petite boule de cuivre.
J'entends, lorsque je suis couché des bribes de conversation. Le sujet est toujours le même: il faut trouver un logement plus grand, moins humide, plus lumineux. Difficile projet, les appartements sont rares et chers, les temps n'ont donc pas changé!
C'est là, dans cette rue Manuel que j'ai quatre ans. Je me souviens encore du cadeau d'anniversaire que m'a offert ma mère: une tranche de gâteau au beurre et à la fraise, roulé. Cela fait sourire aujourd'hui et paraît incongru en ces temps de jeux électroniques même pour les bébés! Une tranche de gâteau au beurre, de couleur claire. Je ne me souviens plus du tout du goût! En tout cas aucun rapport avec la saveur d'une madeleine.
La ville m'a rendu timide. Je me sens comme un chat apeuré dans ce monde inconnu. Je n'ai plus Adrienne, je n'ai plus Miquette. La petite chienne cocker a été mortellement blessée par un tram à Marseille. En visite chez ses parents, ma mère avait emmené l'animal avec elle. Mon grand-père proposa de le sortir. Sur la place, il eut la mauvaise idée de défaire la laisse. Et ce fut le drame, à la fois pour la pauvre bête, le responsable et toute la famille. Je ne sais quelle fut ma tristesse. Je pense que mes parents m'épargnèrent le récit de cette funeste après-midi. Le souvenir de Miquette s'enfouit dans ma mémoire. Ce ne fut bien plus tard que j'appris la vérité. Je n'en voulus pas une seconde à mon grand-père.
Ma mère change encore d'école. Elle est nommée à Aix: plus de course le matin pour aller attraper le car au vol. Octobre arrive. La rentrée se fait sans moi. En ces années, les enfants qui allaient à la maternelle étaient rares. J'accompagne une ou deux fois Marie-Thérèse à son travail, lorsque la nounou fait défaut. Sur notre chemin, nous passons devant la vitrine d'un magasin d'électroménager, au nom énigmatique: "Au nain vert". Et au tout début des années cinquante, un étrange appareil prend place en exposition: un gros cube de bois, vitré sur le devant. C'est une "télévision" mot totalement nouveau pour nous. A l'instant où nous passons, un visage en gros plan remue les lèvres. La vitre ne nous permet pas d'entendre ses paroles. Une question me vint à l'esprit. Je la pose à ma mère: "Est-ce que cette dame nous voit?" J'entends tel que encore sa réponse: "Je ne sais pas!" Cinq ans passèrent avant que cette télévision entre chez nous. Les soirées se passaient autrement que devant un écran. En attendant mon père qui quittait la banque à 19 heures, ma mère me lisait "Zig et Puce". Je connaissais l'histoire par cœur. Pas question pour ma lectrice de sauter une page sous peine d'une sanction terrible: recommencer l'histoire à son début.
Enfin mon père arrivait et délivrait ma mère de ma tyrannie. Il portait une canadienne noire, c'était la mode dans les années cinquante. Lorsque je revois des photos de ce temps-là, je lui trouve une ressemblance avec les pionniers de l'aviation tel Mermoz ou Saint Exupéry.

Février 1951, mon frère arriva. Comme je l'ai déjà écrit, mes parents le prénommèrent André en souvenir de mon oncle aviateur formé à Memphis. Peut-être ce choix a-t-il insufflé la passion que mon frère nourrira et nourrit toujours pour les Etats-Unis d'Amérique.

3 commentaires:

  1. On attend la suite avec impatience, même si on connait l'histoire, l'écriture si bernardesque rajoute au plaisir friand de découvrir chaque nouveau paragraphe ...
    Un découvreur d'Amériques admiratif ...

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  2. Le puzzle se met en place, le style si orichalquien et quelque peu sanctavictorien transparait allègrement et parfois même furtivement au travers de ce récit aquasextien, Bravo l'artiste, enfin la mémoire de cette famille si atypique et si diversifié restera à jamais gravée sur la fibre optico-numérique, la version anglaise se profile à l'horizon du septentrion dakotien, ...

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  3. Quelle fierté d'avoir pu côtoyer ces personnages hauts en couleur, et si certains d'entre eux ont disparu aujourd'hui, ils demeureront à jamais dans cette magique envolée onirique !
    Une lecture gourmande, exquise, enchanteresse pour un temps passé.
    Merci.

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