samedi 8 octobre 2016

Aix-en-Provence   
ou
 la "Belle Endormie"


1946 vit naître une génération d'enfants délivrés des horreurs de la guerre qui ne pouvaient évidemment pas avoir conscience des souffrances terribles vécues quelques semaines auparavant par une humanité meurtrie.
Ces chroniques racontent l'histoire de l'un d'entre-eux. 
Aix-en-Provence était encore cette "Belle Endormie" aux rues désertes pendant les heures de travail et d'école. Les sirènes des usines, car il y avait encore des usines, hurlaient l'heure. La campagne aixoise se trouvait à deux pas: les longues barres aux appartements cage à lapin sommeillaient encore dans les cartons des architectes et n'avaient pas défiguré collines et vallons.
Cette époque entrait en agonie, mais elle n'en avait pas conscience: l'Aix-en-Provence des "vrais aixois" allait disparaître, saigné par le béton, le profit et, l'apparition de nouveaux monstres: les supermarchés qui s'empliraient d'adorateurs de rayons tandis que se videraient les parvis des églises. Le dieu Chariot allait remplacer moyennant  une pièce glissée dans une fente le Dieu d'Amour.

Les paysans eux aussi allait disparaître: l'arrivée de l'eau du "Canal de Provence"  fut d'abord la possibilité d'élargir la palette de leurs cultures puis très vite de vendre leurs terres très chers pour  remplacer blé et vignes par des villas avec piscine. L'eau n'était plus une denrée rare mais un "bien de consommation". 

Si la Provence est le décor de ces souvenirs, ces derniers ressemblent pourtant pour beaucoup à ceux de tous les enfants de France ou d'Europe de cette époque. Un nouvel ordre social allait apparaître. 
Ce sont ces évocations d'un monde bientôt oublié que je vous invite à partager, comme l'on partage un bon morceau de pain ou mieux un bon repas entre amis, sans prétention mais avec la chaleur des mots qui viennent du cœur...

Bernard Malgouyres

jeudi 1 septembre 2016


Aix-en-Provence   
ou
 la "Belle Endormie"



lundi 1 août 2016

Timide Enfance


Mon cercle familial était restreint. Nous n'étions pas une grande famille, tant de par le nombre de ses membres que de par l'importance d'un compte en banque. Outre mes parents, mes grands-parents paternels et maternels et la soeur de Marie-Thérèse, Marguerite, je ne rencontrais pas grand monde: mon père, lui, était fils unique. Ma solitude relative et non ressentie de premier fils cessa en 1951 avec la naissance de mon frère André qui, tout bébé, dormait dans le tiroir de la commode lorsque, véritable expédition, nous allions en famille dormir à Marseille, rue "Antône Blanc". Mes grands-parents vivaient là, au troisième et dernier étage depuis leur début de vie de couple. Ils s'étaient mariés après la guerre de 14. Pierre était, si l'on puit dire, un époux de remplacement. Ma grand-mère, Louise, devait se marier avec Léon, le frère aîné. Le conflit mondial en décida autrement. Léon fut tué sur le Front des Vosges dans la boue inhumaine et lors d'un assaut aussi inutile que meurtrier. "Tombé au Champ d'Honneur"! Comme des millions de jeunes gens, ce fut la fin de sa courte existence, loin de sa famille.

Depuis leur mariage, Louise et Pierre occupaient donc là, au troisième étage d'un immeuble à l'architecture Second Empire, un petit appartement charmant. Je me souviens de bien des détails, des trois chambres, de la cuisine, du "cafouche" mais je n'ai aucun souvenir d'une quelconque salle de bain. En ce temps-là, on se lavait dans la cuisine, dans une grande bassine. Le progrès arrivait lentement, envahissant. Ce fut d'abord le "Frigidaire" qui l'hiver se transformait en armoire à chaussures, puis l'eau chaude au robinet. Bientôt, l'universel "Savon de Marseille" fut concurrencé, sur l'étagère au-dessus de la "pile", terme local pour l'évier par un paquet de poudre "Rolls", produit miraculeux selon la publicité qui ne resta pas longtemps sans rival.
La cuisine avait encore, sur son mur aveugle, le bec de gaz à bras extensible, seule lumière "moderne" au temps de l'enfance de ma mère. Les autres pièces s'éclairaient à la bougie. Bec de gaz devenu inutile depuis l'installation de l'électricité mais dont mon grand-père n'avait pu se résoudre à se défaire: le démonter reviendrait à effacer tout un passé empli de souvenirs de jeunesse, de devoirs rédigés sur la table et de leçons récitées à sa lueur.

lundi 11 juillet 2016

Albert...

Voici qu'entre en scène et en vie celui qui deviendra mon père, puis celui de deux autres enfants: André et Geneviève, toujours d'un premier lit, on manquait d'imagination à l'époque!
Albert naquit au pied de "La Bonne Mère" au rez-de-chaussée d'un petit appartement du Boulevard Vauban. Cette avenue est une côte abrupte et rectiligne ou une descente périlleuse selon la perspective dans laquelle on se place. Nous sommes dans le début des années 20. Dans la famille, j'ai toujours entendu dire qu'il était un enfant de "vieux" pour expliquer son goût de l'ordre, sa passion pour les enquêtes policières familiales. Tout étant relatif, j'ai appris que ses vieux parents n'avaient pas dépassé les 35 ans pour son père et les 25 pour sa mère lorsqu'il vint au monde. Du haut de mes cinq printemps, cependant, je considérais cette qualification "d'enfant de vieux" totalement justifiée, car pour moi la vieillesse commençait à alors 14 ans.

De l'enfance de mon père, je n'ai en mémoire que des bribes et des pointillés. C'était un très bon élève, comme le sont tous les parents lorsqu'ils parlent de leur scolarité à leur progéniture et un enfant de choeur en aube rouge. Le premier épisode marquant que m'a raconté à maintes fois mon père advint lors de son dix-huitième anniversaire. Il rêvait d'une moto. Germain répondit: "oui, tu auras ta moto". Le jour-dit, le 15 mars, Albert fut appelé par son père:"Ta moto est dans ta chambre!" Fou de joie, le fils se précipita et trouva, sur son bureau un modèle réduit. J'entends encore, suite à cette blessure irréparable, les paroles de l'auteur de mes jours: " J'ai eu l'envie de le tuer!"
Un an plus tard, mon père s'engagea dans l'armée pour "se débarrasser du service militaire". C'était en 1938. Cette excellente iniative se révéla désastreuse: il n'en sortit que peu avant la Libération. Il fut fait prisonnier, visita tout frais payés la Prusse Orientale dans des camps peu chauffés et à la nourriture déplorable avant de rentrer à Marseille, rapatrié par la Croix Rouge.
C'est de cette période de sa vie que j'ai le plus entendu parler et dont notre famille conserve quelques documents: photos, lettres de mon père venues du stalag. S'il fallait retenir un seul mot des récits de mon père ce serait le mot "faim". Faim à chaque instant de la guerre, même à son retour à Marseille où tout manquait et votre pain pesé par rations selon votre âge ou votre sexe. Mon père m'a maintes fois raconté comment lui et un camarade avaient tué un goret, puis l'avaient caché dans une meule de paille pour le dévorer ensuite clandestinement. Les paysans où il travaillait en journée était discrètement gentil avec lui. La terreur nazie régnait, ils ne pouvaient être au grand jour un soutien nourricier: une pomme de terre glissée discrètement dans la poche du manteau marqué en son dos de deux grandes lettres "KG", un morceau de pain. La nourriture était rare, même pour les familles allemandes: l'armée prenait tout. Les voies du Destin sont quelques fois extraordinaires: un jour de juillet, alors qu'il était au guichet de la banque où il était caissier, une famille de touristes allemands se présenta. Mon père eut une hésitation d'incrédulité: ce n'était pas possible! Pourtant si! Cette famille, là, devant lui, était celle chez qui il avait passé pendant quatre années les journées dans les champs de betteraves et de pommes de terre. La dame le reconnut à son tour et souffla d'une voix stupéfaite: "Albert!"


samedi 11 juin 2016

Marie-Thérèse


C'est dans l'appartement de la rue Antoine Blanc que Marie-Thérèse passa son enfance avec sa jeune soeur Marguerite, les cheveux tressés et déjà un air d'institutrice. Elle commença sa scolarité en sautant le cours préparatoire d'une façon peu orthodoxe. Le jour de la rentrée, en octobre en ce temps-là, elle fut placée par erreur dans la classe supérieure.
La directrice, prévenue de cette anomalie, décida de venir chercher ma future mère et de l'accompagner à l'endroit où elle aurait due être, manoeuvre simple s'il en est, du moins en apparence car Marie-Thérèse en avait décidé autrement: elle s'accrocha en hurlant à son pupitre en déclarant qu'elle voulait rester là, qu'elle ne voulait pas changer de classe. Les menaces, les flatteries, les promesses, les ruses n'y firent rien. Les trente enfants suivaient amusés et intéressés cette scène en se demandant qui en serait le vainqueur. Ce fut Marie-Thérèse! La maîtresse, finalement, intercéda pour cette élève imprévue. La directrice capitula. Ainsi notre future mère gagna une année en quelques minutes et mit les bouchées doubles pour revenir au niveau de la classe. Enfant studieuse, ses études furent attentivement suivies par ses parents qui décidèrent de lui faire passer le concours de l'Ecole Normale" pour que leur fille devienne "maîtresse d'école".
Son éducation de jeune fille fut complétée par l'étude du piano. Pierre son père avait choisi cet instrument pour contrecarrer une initiative louable mais malheureuse d'un oncle bien intentionné qui avait offert à sa nièce un violon. Pleine d'un enthousiasme musical et de bonne volonté, la fillette en tirait des grincements aigus insupportables, maniant l'archer avec une brusquerie congénitale, mais ô combien efficace, transformant ce noble instrument en une sirène d'alarme. Par chance, nous étions encore avant la guerre, sinon Marie-Thérèse aurait réussi l'exploit de réunir toute la cage d'escaliers aux abris!
Enfin, Pierre et Louise achetèrent un piano droit qui relégua définitivement le violon dans son étui, ce dernier étant lui-même placé sur une armoire où il fut progressivement oublié.
Aujourd'hui, ce piano droit est toujours dans la famille après avoir servi aux trois enfants de Marie-Thérèse. C'est notre plus jeune soeur, Geneviève, dont nous reparlerons qui, sur les conseils de son époux, lui même épris de musique, a accepté d'adopter le vieux piano en son salon. Certes, il ne tient plus très bien l'accord, mais vu le niveau de Geneviève, cela n'a finalement pas trop d'importance!
Il existe une autre fin à ce chapitre en deux temps! Les petites soeurs sont souvent les souffre-douleur de leurs frères plus âgés ou la cible de leurs moqueries. Rectifions donc quelque peu. Certes Geneviève n'avait pas le niveau d'un Chopin devant le clavier d'ivoire, mais elle jouait très correctement et agréablement les airs à la mode. Citons en exemple une inoubliable pièce romantique de la grande Sheila dont l'art poétique frise le génie: "L'école est finie... La cloche a sonné, tu as seize ans mais tu en fais dix-sept, c'est de la chance!" En plus, les grands frères sont de mauvaise fois, ils mélangent deux chansons pour mieux être taquin. Bon! La cloche a sonné, passons à la suite, au deuxième temps. Alain, le mari de Geneviève, ne voulait absolument pas de ce piano encombrant. Il fit de la résistance, mais, le pauvre avait oublié ce vieil adage: "Ce que femme veut, Dieu veut!"

mercredi 18 mai 2016

La rencontre

Nous reviendrons plus tard sur les naissances de mon frère André et de ma sœur Geneviève et nous ne manquerons pas d'évoquer leur enfance avec la précision d'un entomologiste épinglant un papillon rare sur une planche de chêne-liège. Mais pour en arriver à cette dissection, il nous faut d'abord faire se rencontrer Albert et Marie-Thérèse et les voir convoler en "juste noces" comme on le disait alors. L'auteur de ces lignes n'ayant aucune responsabilité dans leur choix, il n'en est que plus à l'aise pour évoquer la création de leur cellule familiale, chacun étant libre de se mettre la corde au cou comme il le souhaite. Soulignons simplement qu'une cellule reste une cellule, même si l'on y adjoint le qualificatif de "familiale".
En ce temps-là, pas question d'avoir des enfants sans passer devant monsieur le maire et monsieur le curé. Et quand on ne voulait pas en avoir, il fallait être très bon en mathématiques car à cette époque tout devait être compté: les atouts à la belote, les tickets de rationnement et les jours de fertilité grâce à la méthode du bon docteur Ogino, citoyen de l'Empire du Soleil Levant.
Une méthode nippone (ni mauvaise d'ailleurs, comment résister à ce jeu de mots stupide mais si délicieux) sans doute mal traduite du japonais, langue qui est du chinois pour les Français plus doués pour la bagatelle que pour les idiomes étrangers, méthode donc qui ne pouvait être appliquée efficacement que les mois de février non bissextiles. D'où les erreurs fatales qui arrondissaient les ventres féminins et repeuplaient la France. Une statistique officielle de Ministère de la Santé, publiée en 1948 précise avec un humour involontaire qu'un "Bernard" sur deux -prénom à la mode en ces temps reculés- était un Bernard Ogino!
Marie-Thérèse, à la sortie de l'Ecole Normale, fut nommée à Beaurecueil, village encore rural à cette époque avec ses pauvres champs de blé, de pommes de terre et de vignes. Elle y restera dix ans, enseignant en classe unique à des enfants allant de 4 à 14 ans. C'est là qu'elle passa la guerre. L'éloignement d'une hiérarchie aux ordres de Vichy lui permis de ne pas faire chanter "Maréchal nous voilà" avant les cours du matin, de cacher une famille juive dont le nom est encore présent phonétiquement à ma mémoire: la famille Cron, d'alimenter les maquis en informations et d'abriter dans le grenier un parachutiste américain. De ce temps-là, ma mère parlait peu, pour ne pas dire jamais. Elle n'a jamais été décorée et aurait d'ailleurs été très étonnée de l'être.
Il faut dire qu'à cette époque, la messe était très fréquentée et tous les fidèles connaissaient par coeur le passage de l'Evangile évoquant les "Ouvriers de la vingt-cinquième Heure" qui reçoivent exactement le même salaire que ceux qui ont travaillé à temps complet. Donc tous les habitants d'Aix-en-Provence et de sa région, le Maréchal chassé et de Gaulle au pouvoir, se convertirent à la Résistance, à la vingt-cinquième heure de la guerre alors que les Allemands étaient partis depuis belle lurette.
Il n'est que de regarder les photos de l'époque pour s'en rendre compte: même foule compacte, attentive et enthousiaste à trois années près, seul l'orateur change: Pétain d'abord, de Gaulle en suite. Il en fut d'ailleurs de même partout en France si l'on s'en réfère aux Historiens. Mais comment en vouloir vraiment aux hommes et femmes de cette époque. Il est facile, tant de décennies plus tard de s'adonner à la critique ou à l'ironie. Il leur fallait beaucoup de courage et de volonté pour arriver à vivre simplement au quotidien pendant l'Occupation et encore plus pour entrer dans la Résistance où ils mettaient leur vie et celles de toute leur famille en danger de mort.

Non, Marie Thérèse ne parlait pas de ces choses-là, elle préférait évoquer son goût pour la danse et la valse en particulier ou ses années d'institutrice et ses souvenirs de classe. Elle me racontait amusée sa première inspection, Monsieur l'Inspecteur lui avait déclaré péremptoire: "Il y a trop de fenêtres dans cette classe!"
Pour les non-initiés aux arcanes de cette noble institution qu'est l'Education Nationale, rappelons simplement que le corps des Inspecteurs est composé de personnes généralement maniaco-dépressives, promptes à retourner leur veste pédagogique en fonction des instructions du ministre en exercice. Incompétence et suffisance sont les deux mamelles qui nourrissent ces petits chefs bornés.
Mais laissons-là ces vérités pour revenir à notre Marie-Thérèse. Il est temps de la marier. Albert venait lui aussi souvent à Beaurecueil où il rendait visite à une amie de sa mère, madame Narbonne, appelée aussi Tata Adrienne. La grande maison de madame Narbonne donnait sur la cour de l'école. Cette dernière eut alors l'idée lumineuse d'inviter Marie-Thérèse à dîner tout en demandant à Albert, pour l'éloigner le temps de l'arrivée de la jeune fille, d'aller couper du bois.
Cette mise en scène fonctionna à merveille. Beau gosse, les cheveux gominés et la chemise blanche, une hache efficace à la main, il n'en fallut pas plus à Marie-Thérèse. Le dîner terminé, Albert raccompagna Marie-Thérèse chez elle, soixante-mètres tout au plus plus bas tandis que la conscience de la tante Adrienne se manifestait et lui faisait des reproches: tu n'aurais pas dû les laisser seuls. Trois mois après en août, ils se mariaient. Quant à moi, Bernard, je vins au monde au mois de juin suivant. Les délais convenables étaient respectés mais, quand je voulais taquiner ma mère, j'inversais les mois ce qui ne manquait pas de la mettre en rage. Alors, je déclarais à l'auditoire que je prenais à témoin:" C'est plus une honte de nos jours d'avoir un enfant avant le mariage et tu as été toujours en avance sur ton temps! Et tout le monde sait que tu étais secrétaire de mairie." Cette insinuation perfide alimentait un doute dont je me délectais.
Le mariage eut lieu dans la petite église de Beaurecueil. N'y étant pas, je n'en ferais pas tout un chapitre, je ne puis me référer qu'à la traditionnelle photo montrant ma mère en robe blanche et mon père en costume sombre, tous deux le sourire aux lèvres, de trois quart face, fixant l'objectif.
Personnellement, j'ai toujours détesté ce genre de photo me disant que lorsque l'on fait une aussi grosse bêtise, il n'est pas forcément utile d'en graver l'image sur une pellicule.
Lorsqu'ils commencèrent leur vie maritale, ils avaient respectivement 26 et 27 ans. Je trouvais cela bien vieux dans mon enfance. Aujourd'hui, je pense exactement le contraire!

mardi 10 mai 2016

J'attends Papé...


Le logement de la rue Antoine Blanc était bien haut pour un tout petit enfant qui commence juste à faire ses premières expériences de bipède. Aussi, la porte d'entrée de l'immeuble franchie, je m'asseyais sur la première marche de la cage d'escalier et je prononçais la phrase rituelle et magique: "J'attends Papé". Mon grand-père venait alors me prendre dans ses bras et tel un ascenseur de tendresse m'emmenait pour mon plus grand plaisir au seuil de l'appartement où il me déposait délicatement. Papé avait un prénom courant en ce temps-là : Pierre. Ma grand mère l'appelait "Pierrot" ou plutôt :"Siou plaît Pierrot", car Pierrot n'avait droit à la parole que s'il était d'accord avec son épouse. Ce "siou plaît Pierrot" avait pris le rang d'une phrase rituelle: tous nous la connaissions, mais seule ma grand mère avait le droit de la prononcer.

Pierre était grand et sec. Je l'ai toujours connu avec une chevelure blanche et une épaisse moustache, un sourire doux et une patience d'ange avec moi. Je descendais souvent avec lui dans l'arrière-cour de l'immeuble où il possédait un petit atelier. Avec lui, je fabriquais des bateaux. Il me donnait les plus belles vis qu'il gardait dans de petites boîtes d'allumettes: des vis chromées. Placées sur la planchette, elles représentaient le bastingage quand je les avais reliées par une ficelle.
Mon grand-père avait travaillé très jeune, débutant à 11 ans comme apprenti sellier dans un atelier de garniture de sièges automobiles. A la Communale, c'était un élève brillant mais il était hors de question qu'il fasse des études: pas d'argent! Vint la Première Guerre Mondiale qui modifia son destin sans le briser, comme ce fut hélas tristement, désespérément le cas pour des millions de jeunes hommes en Europe. Son frère Léon, mort au Front, Pierre fut replié à Saint-Tropez, village sans renommé en ce temps-là, mais doté d'une usine de fabrication d'armes et si mes souvenirs ne me trahissent pas, spécialisée dans les torpilles. Ajusteur, mon grand-père y passa son temps militaire. Revenu à la vie civile, marié, il entra alors aux "Aciéries du Nord" une immense usine au bout du Boulevard Rabatteau, toujours à Marseille qui fermera ses portes à la fin des années 1950. Chômeur pour quelques semaines, le temps de retrouver du travail à l'autre bout de la ville chez un fabriquant de grues: les établissements Griffet.

Chaque matin, ma grand-mère lui préparait sa gamelle. Une gamelle en fer blanc et à étages. Je crois que mon grand-père a passé bien des déjeuner en son usine à manger ainsi, assis dans un coin de son atelier, court arrêt entre de longues périodes de travail.
Je n'attends plus Papé, aujourd'hui. Il est bien loin maintenant le temps où enfant, je me juchais sur son dos pour gravir les marches du bonheur de l'enfance. Le "papé", c'est moi aujourd'hui.

Ma grand-mère Louise, préparatrice de la gamelle déjà évoquée, était couturière à domicile dans sa jeunesse. Elle recevait de grandes dames, comme l'on disait alors, dans son modeste appartement. Un mannequin délaissé dans une chambre était pour moi, le témoin mystérieux de ce temps de petite main. Un nom revient à la lumière lorsque j'évoque le souvenir de ma grand-mère en pensant à son métier: celui de La Panouse. Parfois, je me plais à penser qu'elle retouchait les robes, les manchons, les manteaux de la Vicomtesse et de ses amies. Un vague bruit de conversation, quelques phrases enregistrées, je ne sais trop comment en moi, me font entendre Louise évoquant l'enfant exceptionnel qu'était le futur créateur du Parc Animalier de Thoiry. Ce qui est certain, par contre, c'est que ma mère et sa jeune soeur étaient priées de se retirer dans leur chambre lors des séances d'essayages et de se tenir tranquilles.