samedi 9 janvier 2016

Tartuffe, 1664


Après cet intermède médical involontaire, je repris le chemin de mon lycée et refis une seconde sixième, chose qu'il ne faut pas confondre avec une sixième seconde! Excellent élève au premier trimestre, bon au deuxième, moyen au troisième, j'amorçais un déclin vers le passable, le peu mieux faire ou encore le a de l'intelligence mais répugne à s'en servir.
J'avais été tellement timide ces trois dernières années que je pris le parti de me faire remarquer négativement de mes professeurs. J'espérais en cela être considéré de mes con-disciples. Stupide idée d'un adolescent long comme un jour sans pain et maigre comme un coucou. Cette dernière expression venait de la bouche de ma mère. Mon père, quant à lui, même s'il m'aimait beaucoup, avait une fâcheuse tendance à affubler ses questions ou ses affirmations du mot "imbécile". Cela donnait: Tu as compris imbécile? ou On part dans dix minutes imbécile! Ce terme ne me déplaisait pas du tout. Je le considérais comme une marque d'affection paternelle et je n'avais rien d'un "Poil de carotte" . J'étais même fier de cette ponctuation sémantique. Pour moi, un imbécile est quelqu'un qui marche sans bâton, donc un être libre qui ne compte que sur lui.

J'en étais là dans mes réflexions quand Tartuffe entra, en personne, dans notre cercle familial alors même que je l'étudiais au lycée. Il y avait souvent des ecclésiastiques à la table familiale, il était donc inévitable qu'un jour ou l'autre s'y assoit un faux dévot. Et ce fut le cas! Un splendide Tartuffe en vérité dont notre mère s'enticha sans voir le sans gêne du bonhomme, le mépris qu'il avait pour elle et le grand intérêt qu'il portait à l'argent qu'elle lui donnait chaque semaine, le vendredi. Pourquoi le vendredi? Tout simplement pour que son Tartuffe puisse passer un bon week end en allant, après la messe, au cinéma ou chez les potes. Mais n'allons pas si vite en besogne et distillons nos informations avec la clarté d'un jésuite et la franchise d'un franciscain.
Tartuffe, restons sur ce patronyme amplement mérité, commença à venir déjeuner chaque dimanche matin à 8 h 30 après la messe. Notre mère tenait le café au chaud, préparait les tartines selon les instructions de son directeur de conscience. Il avait bon appétit le bougre et au plus il entrait en âge, au plus il avait du mal à croiser ses doigts sur sa bedaine. Je ne saurais dire si cela venait de ses bras trop courts ou de son ventre trop enflé, mais il en était ainsi.
Mon père en devint excédé, mais comme ce n'était pas un violent, il hésita à passer Tartuffe par le balcon du quatrième étage. Chaque dimanche matin, Albert prenait donc sa voiture pour "aller faire un tour". Et ce qui devait arriver arriva. La providence, dans son immense bonté, mit sur sa route une plaque de verglas. Le résultat fut radical: six mois d'hôpital et deux de rééducation. Tartuffe put ainsi déjeuner la conscience tranquille et la panse en extension sans avoir à subir les regards exaspérés de mon père. Mais déjeuner n'était qu'une première étape. Tartuffe passa à la deuxième phase de son apostolat: transformer notre mère en femme de ménage.
En cachette, notre mère se rendait chez Tartuffe. Elle y emmenait notre petite soeur, complice involontaire de ces heures ménagères et obligatoirement muettes. Et c'est ainsi que notre bedonnant béat avait son parquet frotté, son linge repassé, ses cols durs amidonnés et ses outils sacerdotaux astiqués. Ne voyez en cette dernière phrase aucun sens caché, je parle des gobelets et des burettes bien évidemment.
Quant à moi, avec ce sens de l'humour développé que je cultivais et cultive toujours, ayant alors une quinzaine d'années, je proposais à cet étrange incrusté, lorsque j'étais en sa présence, de boire une bonne bière, une 1664! en disant: Je pense que ce doit être votre préférée! Vous êtes fait pour vous entendre. Et mon interlocuteur acquiesçait sans comprendre mon allusion, 1664 étant aussi l'année de création de Tartuffe à la Cour de Louis XIV... On a les vengeances que l'on peut.
Tartuffe demeura ainsi, jusqu'à sa disparition, le prédicateur préféré de notre mère et son prédateur le plus efficace. Il réussit à tenir ce rôle plus de quatre décennies, appliquant ce précepte de l'Evangile: Charité bien ordonnée commence par soi-même. Ce n'est que dans les dernières années de notre mère que je pris conscience de l'ampleur des sommes que notre bon abbé avait mis dans sa sainte poche. Mais Tartuffe venait de commettre une erreur fatale: il s'était mis à accepter les chèques. Notre soeur qui tenait les comptes de notre mère s'étonna, en vérifiant les chéquiers, de voir des souches non attribuées. Par un saint hasard -oui, tout est saint dans cette histoire- Marie Thérèse ne se souvenait ni de l'heureux bénéficiaire, ni du montant du solde inconnu dont la flamme s'appauvrissait hebdomadairement. Si nous avions des doutes, ils disparurent immédiatement: chaque vendredi était le jour du saigneur.
Une enquête facile permit d'établir qu'évidemment c'était notre Tartuffe le pivot de l'affaire. Chaque semaine, ce dernier du culte repartait avec la modique somme de 200 Euros. Mieux que le loto et le tiercé. La discussion familiale mit en lumière une légère divergence. Mon frère pensait à juste titre que notre mère faisait ce qu'elle voulait de son argent et que cette affaire ne nous regardait pas et ma soeur et moi, que notre frère avait tout à fait raison mais que Tartuffe était un beau salaud.
Je décidai d'agir. Je dois dire que ce fut un des grandioses moments de mon existence! Tartuffe avait juré ses grands dieux, à notre frère qu'il n'avait reçu de l'argent, qu'à contre coeur, très rarement et pour ainsi dire presque jamais. J'allais lui prouver le contraire. Les photocopies des chèques étaient mes atouts maîtres et imparables.

Le dimanche qui suivit, je me rendis à la messe, moi qui n'y allais pratiquement jamais. Si Jésus m'était plus que sympathique, je trouvais son Saint Père pas très courageux d'avoir envoyé son fils à sa place pour se faire crucifier, mais passons. A l'église, je m'assis au premier rang, bien au milieu. Avec mon mètre quatre-vingt-sept, je ne passais pas inaperçu. Tartuffe sortit de la sacristie, gravit les marches de l'autel, se tourna vers l'assistance. Son regard croisa le mien. Ce fut un vrai miracle mais à l'envers: on eut juré que notre officiant était atteint subitement de la maladie de Parkinson. Je passais ainsi toute la cérémonie à ne pas le lâcher des yeux, un sourire ironique aux lèvres. A la quête, je déposai dans la corbeille une enveloppe. Vint la fin de la messe. Comme le veut la tradition Tartuffe alla se placer à l'entrée de l'église. Il serrait les mains des fidèles mais le coeur n'y était pas. Vint mon tour. J'étais encore à quelques pas de lui lorsqu'il s'avança vers moi et me dit précipitamment:
"C'est ta mère qui m'obligeait!" Je rétorquais: "Qui vous obligeait à quoi, monsieur l'abbé? Vous me parlez de quoi?" Tartuffe à son tour. "A prendre les chèques" dit le prêtre en guise d'excuse. Je souris gentiment et j'ajoutais: " Vous n'étiez pas obligé de les encaisser, d'ailleurs j'en ai mis quelques uns dans la quête d'aujourd'hui"
Là, je crus que Tartuffe allait tomber raide tel le dragon terrassé par Saint Georges. "Rassurez-vous, s'ils sont bien à votre ordre ce ne sont que de simples photocopies, mon cher Claude, photocopies sous enveloppe." En entendant sous enveloppe, Tartuffe reprit un peu d'assurance et me déclara: "Je rembourserai" puis pitoyable, il ajouta:" Cet argent m'arrangeait bien, j'ai ma voiture en panne!" Avec un grand sourire, je concluais: "Vous devriez soit en changer, soit changer de garagiste. Si mes renseignements sont exacts, et croyez-moi, ils le sont, cela fait presque quarante ans que ma mère paye vos factures! Je vous salue, cher ami et bon dimanche!"
Ainsi finit le règne pitoyable de Tartuffe. Curieusement, comme par hasard, il ne rendit pratiquement plus visite à notre mère qui résidait maintenant en maison de retraite. Il est vrai qu'il n'y trouvait plus aucun intérêt au sens financier du terme bien évidemment.
Mais il convient de clore ce chapitre par une note tragique, tragiquement tragique. Les agissements de ce prêtre peu scrupuleux valurent à l'aide ménagère de notre mère, son renvoi, Tartuffe ayant habilement détourné les soupçons qui commençaient à s'éveiller dans l'entourage de la vieille dame. Trop d'argent disparaissait et comment ne pas songer à celle qui avait le porte-monnaie en poche pour aller faire de maigres courses avec de maigres sommes. La victime innocente avait un nom de martyre et fut donc sacrifiée. Le vrai coupable se garda bien d'ouvrir sa sainte bouche. Parfois, je pense, dangereusement, que ma mère savait la vérité. Elle préféra sauver son gourou aux abois. Mais pour ce dernier, il était déjà plus tard qu'il ne le pensait: la chute de l'ange arrivait à tire d'aile.

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