C'était encore l'ère glaciaire
Pour l'enfant que j'étais, ces pains de glace possédaient une beauté fascinante. Sur toute leur longueur, comme une colonne vertébrale, une veine dont le blanc s'estompait pour devenir, peu à peu, d'une parfaite transparence. Je ne sais le poids de ces longues oeuvres d'art éphémères. Sur l'ordre de mes parents, je n'en achetais que pour 2 francs, puis pour 5 lorsque les prix augmentèrent. Quelle valeur peut-on donner aujourd'hui à ces sommes, je ne sais, mais, lorsque j'ai en main une pièce en étain de ces années bien lointaines, elle me semble de bien peu de prix, méprisable. Pourtant, avec cette pièces grise et légère que l'on pouvait fondre à la chaleur de la flamme d'un réchaud à gaz, s'ouvrait le royaume de quelques achats pour moi merveilleux. Le petit bloc de glace que je rapportais à la maison en faisait partie.
Notre famille n'avait pas de glacière, trop chère pour nous. Une grande bassine en tenait lieu. On pourrait rire ou se moquer de ce temps où le beurre, les bouteilles d'eau flottaient, rafraîchis par notre bloc de glace perdu dans quelques litres d'eau. Mais c'était ainsi, notre iceberg personnel scintillait dans la lumière de la cuisine. Il y faisait entrer une douce touche de poésie et de rêve. En fondant, il prenait des formes bizarres, devenant pour quelques minutes statue grecque ou animal extraordinaire. Doucement, sans que nous n'y prenions garde, ce temps disparut. La fabrique de la rue Papassaudi ferma. Chaque famille acheta un "Frigidaire", mystérieuse armoire dont l'intérieur s'éclairait lorsque l'on ouvrait sa porte. Adieu notre iceberg individuel! Les pains de glace entraient dans les oubliettes de l'Histoire. Les ouvriers en tabliers de cuir ne subsistèrent que dans les musées des traditions et anciens métiers. J'entends le bruit de leurs outils de découpe s'abattant pour trancher avec une précision étonnante le morceau demandé par le client et je revois les éclats jaillissant de leurs efforts.
Mais il y a glace à rafraîchir et glace gourmande! Et je ne saurais clore ce chapitre sans évoquer la glace gourmande que mon père allait chercher quelquefois le dimanche pour notre repas familial. Si le parfum à la vanille, au chocolat, à la fraise sont aujourd'hui toujours d'actualité, il n'en est plus de même des emballages. Quelle différence! En revenant de la pâtisserie, notre chef de famille tenait en ses bras un véritable petit tonnelet d'une bonne soixantaine de centimètres de hauteur. L'extérieur de ce tonnelet était en papier très solide, marron clair, ressemblant au papier kraft. L'intérieur, empli de grains de liège, abritait un cylindre en fer blanc dont les bases circulaires étaient fermées par des couvercles amovibles. Dans ce cylindre, le litre de glace. Un délice à découvrir dans sa cachette avant de pouvoir le déloger lentement de sa prison de fer, une prison consignée qu'il fallait rapporter le mardi suivant car en ce temps-là aucune boutique, aucun magasin n'était ouvert le lundi. Heureusement, si les emballages ont changé, les glaces existent toujours et font le délice des jours de grand soleil, tout au plus pourrait-on regretter un rituel disparu, celui d'une main plongée dans un bain de grains de liège à la poursuite d'un objet froid et prometteur de plaisir du palais.
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