mardi 12 janvier 2016

Où je montre mes fesses aux petites nièces du grand Cézanne...

Mon apathie inquiéta mes parents. Une intuition leur disait que quelque chose ne tournait pas rond. Ils avaient l'habitude de mon tempérament tranquille, mais là, je ressemblais plus à un zombie qu'à un enfant de presque douze ans. Je me retrouvais donc sans tarder dans le cabinet de notre docteur de famille, avachi sur une chaise. Précisons ici que "l'avachi" n'était point le disciple d'Esculape qui disposait d'un fauteuil de cuir noir mais tout simplement moi. Précision indispensable car il convient de ne point attenter à la réputation de cet homme efficace et aimé de ses patients. D'ailleurs ceux d'entre-eux qui sont encore en vie, lui vouent une reconnaissance provisoirement éternelle.

Tandis que j'étais ausculté, que mes réflexes étaient testés par un coup de marteau à tête de caoutchouc sous mes rotules, que je tirais la langue toute glotte dehors, je regardais les murs de la pièce. Partout des photos d'un militaire en uniforme, toujours le même, je remarquai qu'il avait un très grand nez, comme celui de mon grand père Pierre Négrin. Par contre, ce soldat semblait beaucoup moins amusant que pouvait l'être le père de ma mère. C'est le Général de Gaulle m'informa le médecin et il ajouta d'une voix un peu nostalgique: Il est en pleine traversée du désert. Puis me regardant tel un professeur interrogeant son élève: Tu as entendu parler de l'appel du 18 juin? Ah! C'est lui! répondis-je, ce monsieur en uniforme dans tous vos cadres! Bien sûr, mon père m'a souvent parlé de la guerre, de Paul Reynaud qui a déclaré: nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts, de de Gaulle qui a affirmé: la France a perdu... une bataille mais n'a pas perdu la guerre. Oui, j'aime bien l'Histoire, mais qu'est-ce qu'il fait le Général dans le désert? Il s'ennuie coupa court mon docteur qui s'appliquait désormais à rédiger une ordonnance la plus illisible possible. Je détaillais de Gaulle en uniforme. Les deux étoiles qui ornaient son képi vert armée ne provenaient pas du guide Michelin, son ceinturon était visiblement trop serré et des chaussures immenses. Quant au regard, il était tourné vers un avenir qu'il devait apercevoir élevé car ses yeux semblaient scruter le firmament. J'en conclus que j'avais sous les yeux les photos d'un grand homme passé et avenir. Notre docteur tendit la feuille griffonnée soigneusement et dit à ma mère: "Prise de sang dès demain matin et revenez me voir sans attendre avec les résultats!"Vérifier l'orthographe
Les dits résultats ne furent pas catastrophiques certes, mais pas terribles non plus, j'étais en excès de vitesse de sédimentation. Le diagnostic tomba: "Rhumatismes articulaires". Et le verdict suivit: "au lit, pas de sel, pas de zèle: du repos et en prime deux piqûres quotidiennes de pénicilline". "Pour combien de temps?" demanda ma mère. "Minimum deux mois! Sinon c'est le coeur qui va subir de graves conséquences, ensuite votre fils reprendra doucement un peu d'activité mais pas de lycée avant la deuxième quinzaine de juin" . Deux mois couché quand on a à peine dépassé la dizaine d'années, cela me paraissait proche de l'éternité. J'allais avoir le temps de lire.
De retour du cabinet médical, je me retrouvais donc au lit, confortablement calé dans de grands coussins. Ainsi, en ce temps-là, j'ai su ce que voulait dire le mot "calme". Devenu par la force des choses un Robinson Crusoé, mon imagination galopait: mon lit était une île, mon petit frère un Vendredi épargné par les cannibales, vu qu'il n'avait encore que la peau et des os sans doute sans moelle . Quant à ma toute petite soeur, elle n'avait pas le droit, en général, de participer à mes rêveries et devait rester derrière la palissade de mon refuge: les fameuses chaises dont j'ai déjà parlé que je demandais à mes parents d'installer.
Chaque jour avait lieu la cérémonie des piqûres de pénicilline. J'avais une grande chance dans mon malheur, c'étaient les petites nièces du grand Cézanne qui venaient diriger ce rituel. Je ne sais plus si elles étaient jumelles mais dans mes souvenirs, elles ne font qu'une. Leurs traits se sont effacés de ma mémoire. Je ne vois aujourd'hui que des cheveux gris en chignon, des robes sombres qui s'approchent de mon lit. Elles venaient le plus souvent à tour de rôle. C'était toujours la même chose: mon infirmière allait dans la cuisine et mettait une casserole d'eau à bouillir. Elle y plongeait une seringue en verre diaphane et une longue aiguille que tout à l'heure j'éviterai de regarder le plus possible. Puis lorsque la stérilisation lui paraissait acquise, elle remplissait le réservoir de la seringue et venait au bord de mon lit. Elle levait au ciel l'instrument maudit, poussait le piston pour faire couler de l'aiguille creuse une goutte de liquide et chasser l'air. Alors, mes fesses à nues devenaient une cible. J'avais tant entendu qu'une piqûre mal faite peut vous rendre paralytique que j'évitais tout mouvement. Le liquide pénétrant dans le muscle faisait très mal et la douleur se diffusait jusque dans la cuisse. J'avais toujours l'impression que cette aiguille restait des minutes et des minutes ainsi plantée. Je découvrais sans la connaître la théorie de la relativité du temps. Les heures de bonheur ne sont que des secondes alors que les heures de souffrance, de chagrin ou de désespoir se complaisent à singer la durée de l'éternité.
Tandis qu'elles me piquaient, les petites cousines de Cézanne me racontaient des histoires plus pour me distraire de la douleur que pour faire passer le temps, somme toute très court de leur intervention. Elle évoquait donc Paul Cézanne. Le peintre, aujourd'hui mondialement célèbre, était méprisé par sa famille, son entourage et les Aixois. Nombre de ses toiles ont dû être perdues, abandonnées au fond d'un poulailler, brûlées dans une cheminée, jetées aux ordures! Mon imagination s'enflammait tout comme le tableau dans l'âtre. Le temps m'étant donné, par force, je me plongeais dans le dictionnaire encyclopédique Quillet pour lire les articles sur Van Gogh, Cézanne, Gauguin, Modigliani, le Douanier Rousseau. J'allais de pages en pages et je naviguais dans les arcanes de l'art. Ma préférence penchait pour Vincent Van Gogh et ses champs de blés tourmentés, ses ciels pesants et angoissants, sa vie cahotique et passionnée. Je ne savais pas que bien des années plus tard, j'irai au Pays- Bas visiter à Amsterdam le Musée Van Gogh et à New York à la rencontre de toiles que je ne connaissais que par reproductions interposées.
Cette parenthèse dans ma vie dura presque une demi-année. Je n'ai pas le souvenir d'un seul instant d'ennui. Pourtant, je n'avais ni télévision, ni disques à écouter. La révolution rock'n'roll se préparait, l'invasion des images aussi mais personne n'en avait conscience. Je dus réapprendre à marcher puis à affronter à nouveau la rue. Il n'y avait pas foule sur le Cours Mirabeau en ces années-là: un vrai désert en semaine. Il n'était pas rare qu'un agent de police me regarde de travers en se demandant pourquoi je n'étais pas sur les bancs d'une école. Juin approchait de sa fin, pas question de retourner au lycée avant l'été, il me fallait ce que l'on nomme aujourd'hui pompeusement un mi-temps thérapeutique. La solution fut trouvée: je retournerais les après-midi dans mon école primaire, en classe de Fin d'Etudes.

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