vendredi 8 janvier 2016

Dans les entrailles de la rue de Lacépède

Dans les entrailles de la rue de Lacépède

Lorsque l'hiver arrivait, la cuisinière à charbon reprenait du service. C'est elle qui allait nous chauffer et mijoter notre soupe quotidienne. Les salles voûtées, les corridors sombres, les toiles d'araignées, les ombres maléfiques allaient redevenir mes compagnes et compagnons fidèles, mes dix ans passés, le temps d'aller remplir le seau à charbon familial dans ce noir domaine. Dans la pénombre de la cage d'escalier, une porte, à peine visible ouvrait sur ce monde souterrain.
J'avais, je pense, juste un peu plus de dix ans quand ma mère me demanda si je voulais bien aller, seul, à la cave "chercher du charbon". Je n'osais et ne voulais dire non. Je ne désirais pas avouer le flou de la peur qu'avait déclenché cette interrogation. Je connaissais les lieux mais jamais je ne les avais affrontés en tête à tête.

Je pris donc une lampe électrique et le seau émaillé traditionnel indispensable ustensile pour mener à bon ma mission. Mon épreuve commençait facile: descendre les deux étages pour rejoindre la porte fatale donnant accès au vaste domaine souterrain de notre immeuble. Pour moi, franchir cette porte ressemblait à ouvrir une des bouches menant au plus profond du royaume d'Hadès. Et notre cave, que je connaissais pour y avoir accompagné ma mère, me semblait être le Tartare, le plus profond des royaumes de l'Enfer et je m'attendais presque à y retrouver les Titans emprisonnés.
Prenant mon courage à quatre mains, car deux n'auraient pas suffi, je tournai l'énorme clé, objet qui semblait confirmer le mystère et le danger que j'allais avoir à affronter. La lampe torche à bout de bras, précautionneusement, je descendis la quinzaine de marches qui s'enfonçaient vers un gouffre obscur. Me voilà alors au commencement d'un grand corridor. Du plafond, les toiles d'araignées pendaient, redoutables, sordides. Ma source de lumière me semblait bien fragile et je ne voyais qu'une faible part des choses qui m'entouraient, ce qui augmentait encore mes craintes. Là, le faible faisceau lumineux balayait une porte entrouverte sur de vieux paniers oubliés, ici, il dévoilait des sacs de jutes éventrés, plus loin il révélait des meubles délabrés recouverts d'une poussière noire. Je passai vite sans trop regarder. Enfin, j'arrivais à notre cave, vaste et en déclivité. Ma lampe ne pouvait pas me montrer toute l'étendue de cet espace noirci et poussiéreux mais laissait des ombres monstrueuses et diaboliques m'entourer, menaçantes. Je ne perdais jamais de temps en vaines explorations. Je n'avais qu'une hâte: remonter mais je gardais mon calme. La réserve de charbon, des boulets, faisait un gros tas d'un bon mètre de haut. J'attrapais la pelle toujours à demeure et prête à l'emploi et je me forçais à remplir calmement mon seau sans perdre la moindre seconde. Plein,Il devait faire une bonne dizaine de kilos. Lorsque les boulets arrivaient à la gueule de mon récipient, je lâchai la pelle et en marchant de plus en plus rapidement, je refaisais ce chemin dans l'Enfer à l'envers. Mon coeur battait vite, certes, mais j'avais réussi. Il ne me restait alors que l'âcre et tenace odeur du poussier.

Ces missions durèrent encore quelques hivers. Notre charbonnier venait nous livrer, en les précipitant du haut d'un soupirail, la tonne de charbon que mes parents avaient choisie dans son magasin, une petite rue d'Aix-en-Provence. Leur choix se portait toujours sur l'anthracine, une catégorie de boulets d'un noir mat qui brûlait sans trop de fumée et laissait que peu de cendre. Quand j'avais le bonheur de les accompagner, j'aimais bien recueillir pour ma collection de minéraux un petit bloc brillant et irrégulier d'anthracite, tout le contraire des boulets d'anthracine: tristement sans reflets et façonné par les moules des usines. Ce magasin n'avait qu'un petit comptoir qui servait à noter les commandes et de solides grands sacs de toiles de jutes où les différentes catégories de boulets s'exposaient. Je ne savais à l'époque qu'il vivait ses toutes dernières années. Le fuel, le gaz et l'électricité entraient en scène, jetant aux oubliettes du passé le charbon. Le bruit sourd de la chute du charbon dans les caves, le nuage de poussière qui l'accompagnait ne serait bientôt qu'un souvenir. Quant aux grilles des soupiraux, elles devenaient inutiles, abandonnées, méprisées. Hadès ne recevait plus de visites et pouvait se permettre de séquestrer Perséphone sans être dérangé.

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