dimanche 10 janvier 2016

Soufflet au fromage et gigot d'agneau


Parfois les enfants ont l'impression que les adultes prennent un malin plaisir à se compliquer la vie, juste pour avoir un sujet de dispute ou de conversation. Notre mère n'échappait pas à cette règle. Elle avait décidé une bonne fois pour toute que les invités du soir auraient en plat principal un soufflet au fromage. C'est excellent un soufflet au fromage et c'est beau: ça gonfle, ça gonfle, au sens propre, telle une belle baudruche, puis ça gonfle au sens figuré si l'invité à la mauvaise idée d'être tant soit peu en retard. Et là, dans ce cas, notre mère regardait les aiguilles de sa montre tourner et son plat se transformer en une galette désespérément plate. Mais, prenons pour hypothèse que l'invité est arrivé parfaitement à l'heure, que l'apéritif a été dégusté dans les temps, venait alors un autre problème: un soufflet au fromage, ça se mange au sortir du four, brûlant. Pour nous, cela ne posait pas de question: nos gosiers et nos palais s'étaient habitués à force de brûlures. Ils ne ressentaient plus de douleurs. Il n'en était pas de même pour les invités. Les pauvres, s'ils n'avaient pas un verre d'eau pour éteindre immédiatement le feu intérieur qui les faisait s'étrangler, ils risquaient l'apoplexie.

Ô combien de parrain, combien de cas piteux, avons-nous vus devenir plus rouges que les tomettes du plancher, la bouche ouverte, la glotte en folie et le palais arraché. Les yeux fermés par la douleur, d'une main tremblante, à tâtons, ils essayaient d'attraper un verre d'eau salvateur. C'était pour nous très amusant, une revanche car nous allions devoir nous coucher et nous n'assisterions hélas pas à toute la soirée. "Dis bonsoir!" disait notre père en désignant du doigt, le condamné au lit "demain tu as école!" C'était très injuste car "demain" notre mère avait aussi école et, elle, ne pourrait faire semblant d'écouter. Nous disions donc "bonne nuit" à contre-cœur, en essayant de souligner discrètement la différence de traitement entre les adultes et les enfants. Notre "bonne nuit" voulait signifier qu'eux n'allaient pas se coucher, mais continuer à discuter, à rire tandis que nous nous devions fermer les yeux pour rejoindre un ennuyeux sommeil.

Par chance, étant l'aîné, je fus celui qui eut l'honneur d'assister jusqu'au dessert et au pousse café à ces soirées. Ainsi, j'eus le privilège de partager le pain, l'eau et le soufflet avec un chanoine, un père dominicain en sandales et habit de moine, un jésuite en costume noir et col blanc, un curé de grande paroisse en soutane, un prêtre ouvrier, une religieuse en robe bleu-marie, un ancien prisonnier de guerre ouvrier agricole. Ajoutons encore un secrétaire de notre archevêque, un prêtre missionnaire en partance pour le Brésil, un autre prêtre, ancien de la Deuxième Division Blindée du Maréchal Leclerc qui deviendra le parrain de mon petit frère. Là, évidemment je parle du prêtre et non pas du maréchal. Nous voilà donc en présence de saintes huiles dont les histoires souvent profanes enchantaient le repas. Seules les histoires racontées par l'abbé devenu "parrain" -parlons plus bas car là où il est il pourrait bien nous entendre- sont encore en ma mémoire. Des conversations des autres convives, je ne possède en écho que quelques bribes, sorte de mosaïque sonore bien incomplète où la voix du prêtre ouvrier en révolte contre son archevêque se mêle à celle d'un jésuite cultivé.
Revenons donc à ce prêtre arlésien que nous voyions souvent contrairement à l'héroïne de Bizet. Ce fut de sa faute, très grande faute si mon frère et moi, avons longtemps pensé que le contraire de "non" était "Vvoui" avec deux "v". Que ce soit en privé ou du haut de la chaire, le serviteur de Dieu n'a jamais prononcé un "oui" franc et massif. Cela donnait: "Vvoui! Le Seigneur nous aime, Vvoui! Je reprendrais bien un peu de soufflet, Vvoui! Il est bon, je parle du soufflet bien sûr!
Il avait connu et vécu la souffrance, les privations, les deuils, les combats et les espoirs, la captivité et la Libération. Il avait participé aux combats, le fusil en main, libérant mètre par mètre avec ses camarades, les villes que sa colonne traversait. Montant à l'assaut de Notre Dame de La Garde avec les hommes du Général de Montsabert. Notre ami se retrouvera immortalisé sur les documents historiques marseillais: c'est lui qui a servi la première messe sur le parvis de la Basilique libre. Puis, Jean Morel avait rejoint la Deuxième DB et participé à la libération de Strasbourg puis à l'entrée en Allemagne.

Mais les récits autour du soufflet ne concernaient pas uniquement la guerre. Il y avait aussi les histoires extraordinaires où la montagne Sainte-Victoire tenait une grande place. Le gouffre du Garagaï devenait le repaire de dinosaures oubliés, l'antre de monstres préhistoriques qui parcouraient des dédales de souterrains allant jusqu'en Camargue, la cache secrète de repris de justice en cavale. Lorsque le conteur entrait en action, le temps se mettait à passer très vite.Minuit sonnait trop vite et séparait les amis. Nous les enfants, nous dormions déjà depuis deux bonnes heures. Demain nous apporterait la fin de l'histoire. En attendant, nos rêves nous tenaient bonne compagnie.


Enfin, venaient en septembre, les récits des voyages, extraordinaires pour l'époque, que ce prêtre organisait chaque été pour des jeunes travailleurs. Ces derniers franchissaient les frontières, ce qui peut paraître très banal ou même incongru aujourd'hui, choses rares en ce temps-là. Le nivellement des cultures, l'uniformisation des décors n'avaient pas encore fait leur oeuvre ou constructrice selon le point de vue où l'on choisit de se placer. Ce qui me semble ressortir le plus de ces souvenirs de voyage était, en cette deuxième moitié du vingt-et-unième siècle, le désir des peuples d'être heureux et en paix. Hélas, ce n'était qu'un désir pieux et bien mal récompensé. La moitié de l'Europe était sous le joug du communisme stalinien, sous le joug des dictatures telles celles de Franco en Espagne ou Salazar au Portugal. La France, elle était en guerre en Afrique du Nord, la défaite était proche malgré le "Je vous ai compris" de de Gaulle aux Pieds-Noirs. Le bonheur était certes une apparence: la télévision n'était pas là pour nous inonder de violences et d'informations bâclées mais indispensables Nous ignorions les abominations et les souffrances, nous les enfants, protégés par nos parents et grands parents. De ce silence doit-on les remercier ou les blâmer? à moi,je n'en veux nullement à cette génération née dans les années 1920, elle avait tant souffert qu'on peut lui accorder, par défaut, le droit à quelques instants d'aveuglement sur la réalité du monde. Mais ajoutons que, pour nous, les trois enfants de la famille, avec le recul que donne le temps, ni notre père, ni notre mère n'ont eu à l'égard du monde dans lequel ils vivaient un regard utopique ou sectaire: le paradis n'était pas derrière le rideau de fer, les idéologies marxistes ne fabriquaient que des moutons et des martyrs. La pensée unique ne s'est jamais invitée à notre table...




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