7 rue de Lacépède
1952
Notre nouvel appartement,
au deuxième étage du numéro 7 de la rue de Lacépède, avait vraiment grande
allure et une pointe de mystère.
Les pièces immenses, les
plafonds inaccessibles, les hautes fenêtres paraissaient d'autant plus
immenses, plus inaccessibles que nous les regardions avec nos yeux
d'enfants.
La salle à manger pouvait
servir de terrain de football, les couloirs de pistes cyclables, les placards
et recoins, de repaires de brigands. Notre hall d'entrée donnait sur une
cour intérieure. Peu lumineux, il ne nous inspirait pas grande
confiance. Nous ne nous y attardions donc jamais. La cuisine, tout au fond
de l'appartement n'avait qu'une seule fenêtre placée si haut qu'il était
impossible de la manœuvrer sans grimper sur une échelle.
Mon frère et moi, avions
nos lits dans la plus grande pièce. La dite pièce faisait office de chambre
d'enfants, de bureau pour notre père, de salle à manger pour honorer les
invités, de terrain pour nos jeux. Nos lits, placés en équerre, étaient dominés
par ce que l'on nommait à l'époque "un cosi", sorte d'étagère sous
laquelle notre sommier et son matelas s'encastraient. Nous pouvions y exposer
nos livres et nos objets préférés.
Cette salle principale
était si grande qu'elle pouvait encore abriter un meuble bibliothèque de bonne
largeur, un piano, une cheminée d'albâtre surmontée d'une immense glace au
cadre torturé et doré. Au sol, des tomettes rouges, au plafond des gypseries,
au mur, une tapisserie très claire, uniforme.
Laissons de côté la
chambre des parents, ne parlons pas de la traditionnelle armoire à glace ni des
chevets assortis aux montants du grand lit. Évoquons plutôt la pièce la plus
intéressante pour mon frère André et moi: une pièce mystérieuse, interdite,
fermée à double tour. Quels trésors pouvaient bien se terrer là! Nous
savions que l'ami de notre père, ancien locataire qui nous avait permis
d'obtenir ce logement, avait demandé de pouvoir disposer d'une chambre dans son
ancien appartement pour y laisser quelques affaires. Cette explication ne
nous satisfaisait qu'à moitié. L'obscurité, les scellées, tout cela
enflammaient notre imagination enfantine. Inconsciemment, nous priions le ciel
de ne jamais laisser ouvrir cette caverne mystérieuse supposée d'Ali Baba. Comment
continuer de rêver de pirates, d'indiens, d'animaux extraordinaires avec des
portes et des volets grands ouverts.
Cette île aux trésors
demeura ainsi condamnée cinq à six ans, autant dire une éternité pour nous. Et
si elle s'ouvrit, ce fut à cause d'une triste nouvelle. Mérinberger, l'ami de
captivité de mon père en Prusse orientale venait de rejoindre les anges au
Paradis, brutalement.
Une lettre de ses
héritiers autorisait mon père à ouvrir la pièce et à se débarrasser des meubles
ou objets qui ne l'intéressaient pas. Il hésita. Il avait l'impression, le
sentiment qu'il commettrait un sacrilège, qu'il trahirait son camarade en
tournant la clé dans la serrure. Ouvrir, c'était reconnaître la mort, abdiquer!
Il se passa de longues semaines avant que notre père ne se résigne.
A contre coeur,
finalement, par un dimanche pluvieux de l'automne, il se décida. Nous, les
enfants, nous ne pouvions comprendre. Nous ne connaissions rien aux liens
tissés entre deux hommes par la souffrance, la faim et la captivité. Nous n'étions
que deux gamins. Deux explorateurs en culottes courtes. Il faut nous pardonner
notre curiosité. Nous ne voulions qu'étancher notre curiosité, rien de plus.
Notre trésor imaginaire, dévoilé, se révéla bien maigre, les volets ouverts, la lumière revenue, à tel point, qu'aujourd'hui, je n'ai aucun souvenir de ce qu'il était en réalité.
Si! Tout de même,
j'ai en mémoire un petit classeur rouge. Ses pages cartonnées comportaient
chacune une dizaine de bandes de papier bristol. Blottis dans ces bandes: des
timbres poste datant d'avant la guerre. Il y avait là des "Mariannes"
de toutes les couleurs et de toutes les valeurs, des paysages de France, des
portraits d'hommes célèbres, en tout une centaine de vignettes.
Cette collection devint
notre trésor. Je me plongeais dans les catalogues officiels avec le sérieux de
mes dix ans, espérant y dénicher le timbre rare, très cher, qui délivrerait mes
parents de leurs soucis financiers dont je les entendais parfois discuter alors
qu'ils étaient couchés, pensant que nous dormions. Malgré mes prières, le Bon
Dieu ne voulut rien savoir. Il n'y eut pas de miracle même si nos parents
recevaient à table, très souvent, ses serviteurs. Je m'en ouvris à mon
catéchiste et lui demandais pourquoi le Bon Dieu n'aidait jamais les gentils.
Si ma mémoire est
exacte, et je pense qu'elle l'est vraiment, le brave homme me répondit:
"Parce qu'il est déjà très occupé à ne pas s'occuper des méchants!"