vendredi 17 mai 2013

Le progrès arrive !

Vers le milieu des années cinquante, notre famille abandonna la grande bassine en fer blanc où nous faisions à tour de rôle notre « grande toilette » dans la cuisine. Mes parents firent installer une cabine de douche. Une vraie révolution, même si nous ne possédions pas de salle de bains : aucune pièce de ce grand appartement n’avait été prévu à cet effet. Il fallut donc en choisir une. Ce fut la plus sombre sur qui le sort tomba: une pièce dont la fenêtre donnait sur la cage d'escalier. Le menuisier, un ancien élève de notre mère, vint poser une cloison afin de préserver notre intimité et le plombier lui succéda. Les tuyaux de plomb se courbaient sans effort entre ses mains! Elle avait fière allure notre douche avec son rideau vert-clair, ses deux robinets chromés et son pommeau décrochable.
Nous, les garçons, étions encore à l’âge où l’on répugne à se laver. Aussi notre mère vérifiait que nous nous mettions sous la pluie d’eau chaude et non pas à côté, sage précaution! Notre petite sœur, encore bébé, prenait des bains dans la bassine. Ces ablutions maternelles nous inquiétaient un peu : notre mère avait, à juste titre, la réputation d’être maladroite et brusque. La providence veilla et Zaza échappa à la fois à un traumatisme crânien et à la noyade. Rétrospectivement, je pense qu’elle devait avoir un excellent ange gardien, probablement ancien maître-nageur.
La douche installée, un autre appareil, ménager cette fois allait entrer chez nous, avec quelques réticences, non de la part de cet appareil bien sûr mais de celle de notre voisine du dessous qui craignait le bruit et les inondations quand cette dernière sut que nos parents avaient décidé d’acheter une machine à laver. Je ne sais comment notre propriétaire, puisque c'était d'elle qu'il s'agissait, l’apprit, mais je peux affirmer, bien des années plus tard que cette acquisition ne fut pas du tout de son goût : trop de bruit, trop de vibrations ! La « comtesse » comme nous l’appelions craignait de recevoir sur la tête l’infernale invention.
Mais comment s’opposer à cette arrivée de ce bac à batteur, à rouleau de caoutchouc blanc pour essorer le linge ! Impossible. La propriétaire capitula sans conditions.
Malheureusement, cet achat, commun à toutes les familles, mit fin à la visite hebdomadaire du mari de notre lavandière. Ce dernier venait collecter le linge sale qu’il enfermait dans un grand drap, formant ainsi un baluchon. Ce fut la fin d’une époque. Notre linge ne sécha plus au soleil étendu sur l’herbe mais dans la maison. La lavandière prit sa retraite. Son battoir et sa planche à laver firent le bonheur des brocanteurs. La rivière de Beaurecueil ne la vit plus se pencher sur ses ondes. Une page se tournait encore. Ce dont nous n'avions pas conscience, c'était que nous entrions dans une nouvelle ère sociale. Un ère dont le réveil de la médaille se révèlerait bientôt. Chacun allait vivre de plus en plus chez lui, isolé devant sa télévision et ses appareils ménagers. Les petites épiceries n'avaient que quelques mois à vivre ainsi que tous ces magasins que nous fréquentions: notre tailleur, notre marchand de vin, notre marchand de bois et charbon, notre marchand de pains de glace. Nous allions devenir non plus des clients, appelés par leur nom, mais des fantômes anonymes poussés à remplir un chariot en suivant inconsciemment des allées gorgées de produits, nos itinéraires en ces allées étant soigneusement observés et programmés.



1 commentaire:

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