jeudi 10 décembre 2015

Bicyclette et blouse grise
ou
Les petits coeurs de Madame Banzet

Il y a des mystères dans la vie et le commerce de Monsieur et Madame Banzet en était un. Tout était fait pour que cette affaire ne marche pas: local minuscule et désuet, rue désertée par les passants, aucun autre commerce aux alentours et pourtant cette épicerie ne désemplissait pas. Pour l'enfant que j'étais dans la fin de ces années cinquante, aller faire les courses chez les Banzet était un vrai plaisir. Tout d'abord parce que ce couple avait toujours le sourire, un vrai sourire, pas un sourire de façade pour vous inciter à acheter. Acheter, car on ne disait pas encore à l'époque "consommer". Puis parce que Madame Banzet était très jolie: toujours bien coiffée, blonde, vêtue d'un chemisier blanc en permanence. Elle semblait sortir d'une réception mondaine ou prête à aller au théâtre pour une grande soirée. Enfin parce qu'il y avait dans un bocal de verre des pains d'épices délicieux en forme de coeur, d'où l'expression familiale: "Va acheter des petits coeurs de Madame Banzet."
Quant à Monsieur Banzet, il avait une  longue blouse grise. Il m'apparaissait très grand et mince. Chaque matin, de très bonne heure, cet homme courageux enfourchait une vieille bicyclette où était attelée une petite remorque. Ainsi, il allait faire les provisions de son magasin: les yaourts, confectionnés par les religieuses de Notre Dame de la Sed, les légumes des maraîchers environnants et un jambon délicieux que son épouse tranchait à la machine. J'ai en mémoire le bruit de ce disque argenté coupant la commande de mes parents: quatre ou cinq morceaux de jambon. Monsieur Banzet devait faire bien des kilomètres par tous les temps pour achalander ses étagères.
J'ai aussi le souvenir de l'admiration que provoquait en moi, sa dextérité. Il coupait à une vitesse effrayante, à l'aide d'un gigantesque couteau à manche de bois d'ébène, les rondelles de saucisson avec une précision parfaite.  Ce n'était plus de la vente mais de l'art! Chacune de ces rondelles avait la même épaisseur que ses voisines, un ouvrage vite expédié, enveloppé dans du papier alimentaire et plié à la seconde.
Jusqu'à leur retraite, les Banzet résistèrent à tous leurs concurrents: ni la belle épicerie ouverte à moins de cent mètre dans une rue adjacente, ni les magasins d'alimentations de la place voisine ne purent venir à bout de ce couple. Un vrai mystère, je vous dis! Pourtant le maître de l'épicerie n'avait rien d'un maître Cornille. Sa carriole  ne transportait pas du sable comme les mules du moulin de Daudet, elle était toujours pleine de salades, de poireaux, de fruits de saison, de boîtes de conserve et de bouteilles de limonade, qui, à peine placés sur les étagères en bois massif, disparaissaient dans les cabas des ménagères.
Le temps a effacé bien des détails et en ma mémoire, ce couple n'a plus de visage, hélas. Je ne peux que donner les adjectifs "belle", "grise" ou encore "soignée", "blonde" pour décrire des physiques réduits en silhouettes dans mes souvenirs. Je n'ai plus la réminiscence du goût des petits coeurs de Madame Banzet. Seules la pellicule de sucre glacée et cette forme particulière et anatomique s'imposent à la réminiscence de cette époque. Par contre, je me rappelle parfaitement du bruit que faisaient les pas des clients sur le plancher grossier, d'une porte qui donnait sur la réserve et des boîtes de conserve alignées tout en haut d'étagères.
Le temps passa, les cheveux de Monsieur Banzet blanchirent. Vint le temps de la retraite. Leurs successeurs ne purent tenir: ils durent mettre la clé sous la porte. Les Aixois découvraient, enivrés les longues allées des supermarchés où l'on pousse un chariot. Ils se sentaient illusoirement libre: ils se servaient eux-même, sans attendre leur tour, sauf à la caisse évidemment où l'addition leur réservait parfois une mauvaise surprise, mais quel bonheur d'être élevé au grade de "consommateur"!


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