jeudi 9 mai 2013

Le Château d'If
ou
 le récit d'une expédition ratée.

Mon Père décida un beau matin de février 1953 de m'emmener visiter le Château d'If. Initiative louable, certes, mais fortement contestée par son épouse Marie-Thérèse: d'abord, nous étions en plein hiver, ensuite, c'était un jour de classe et j'étais au cours préparatoire. Rien n'y fit. On eut dit qu'une sorte d'appel impérieux et irrésistible résonnait dans la tête de mon père! Mais comme il n'était pas Ulysse, il ne s'attacha point au mât d'un voilier ni ne se boucha les oreilles pour résister au chant des Sirènes.
Il faut vous dire, pour éclairer votre lanterne, que le Château d'If est un îlot désert en rade de Marseille, une forteresse délabrée où de pauvres gens furent enfermés dans des conditions horribles pour y pourrir perclus de rhumatismes et de maladies sordides. Evidemment, à l'époque, j'ignorais tout cela. Je n'avais pas la moindre idée du lieu où nous allions, sinon que c'était une île. Depuis, j'ai lu et relu le roman d'Alexandre Dumas "Le comte de Monte Cristo" comme tout un chacun et le  Château d'If, grâce à cet auteur n'a plus de secret pour moi.
A peine debout ce matin-là et sans vraiment comprendre ce que j'allais vivre, je me retrouvais donc  vêtu d'un béret, d'une écharpe, de mon manteau beige à fausse fourrure noire en collerette, en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire. "On y va!" déclara péremptoire mon père en me prenant par la main et en m'entraînant dans les escaliers de notre immeuble, rue de Lacépède, sous le regard réprobateur de ma mère. 
Je n'étais pas particulièrement enthousiasmé de ne pas aller à l'école et encore moins rassuré de prendre le bateau pour aller sur une île déserte. Cette précision sur le côté inhabité du lieu me venait de Marie-Thérèse qui en avait rajouté une autre plus inquiétante: "il va y avoir du Mistral, la mer va être mauvaise". J'avais au fond de moi une certitude: je me devais de faire confiance à mes parents. Oui mais auquel des deux? 
La grande et lourde porte d'entrée donnant sur la rue, claquée, les dés étaient jetés. Je n'avais d'autre choix que de suivre mon père. Son enthousiasme ne semblait en rien entamé par les avertissements avisés de son épouse. Fièrement, il descendit le Cours Mirabeau tandis que je trottais à ses côtés, passa devant la Marseillaise de Crédit, au 40  où il était caissier en temps normal et, arrivé à l'emplacement de départ du car, me fit grimper et asseoir sur un siège en faux cuir. En ce temps-là, deux compagnies se disputaient la ligne omnibus Aix-Marseille: les cars Satap  et Mattéi. Albert préférait les cars Mattéi mais je ne sais pourquoi, ce jour-là, nous prîmes leur concurrent. Il est parfois des contradictions inexplicables.
 Après maints arrêts, nous atteignîmes le terminus aux Allées de Meilhan à Marseille, en haut de la Canebière. Petite marche vers le Vieux Port. Mon père se renseigna et choisit une embarcation qui me parut bien petite, mesurée de plus à l'aune de mes six ans et demi. L'appareillage n'étant pas immédiat et le froid présent, Albert me fit entrer dans un café, peut-être pour la première fois de ma vie. Je me souviens encore que j'y bus un chocolat et mangeais un croissant. Rien que des choses de la vie très banales mais qui s'inscrivent dans votre mémoire si c'est une première fois.
L'heure venue, nous embarquèrent. Le temps était gris, le vent si fort que je dus renoncer à conserver mon béret sur ma tête. Monter sur cette coque de noisette -car dire "noix" eut été présomptueux- nous nous assîmes sur un banc, à la proue de ce Titanic miniature. Ainsi, à l'horizon la passe du Vieux Port avec à droite le Fort Saint Jean et à gauche le Palais du Pharo.  La "Bonne Mère" sur la colline devait se dire en nous voyant prendre la mer: "Ces marins d'eau douce  ne vont pas tarder à m'appeler au secours!" Elle n'avait pas tout à fait tord.
Un matelot largua l'amarre et en souriant dit à mon père: "ça va danser!" Moi, j'étais de moins en moins rassuré. Dans une sorte de haute cabine vitrée derrière nous, le pilote, un mégot éteint au coin de la bouche, lança le moteur. Nous n'avions pas fait le moindre mile marin que déjà, en plein Vieux Port, notre esquif se mit à sérieusement nous secouer. C'était encore supportable. Mais lorsque nous fûmes entrés dans la passe, ce ne fut pas le même tabac! Notre embarcation se cabrait puis plongeait, se re-cabrait, replongeait sans le moindre répit et sans avancer d'une encablure. Le matelot nous fit précipitamment entrer dans le poste de pilotage où nous ressemblions plus à des sardines en boîte qu'à des touristes marins!
La Méditerranée était déchaînée. "On rentre!" nous hurla le capitaine pour dominer les sifflements du Mistral dans les drisses et haubans des voiliers des centaines de voiliers amarrés, sagement eux à leur panne. Mais virer de bord ne fut pas une sinécure, la manœuvre me parut durer une éternité.  Nous étions aussi secoués qu'un bouchon de liège pris dans un ressac. Enfin, nous retrouvâmes le calme. Les eaux apaisées du Vieux Port nous rassurèrent. Nous quittâmes sans regret notre esquif et posâmes le pied sur la terre ferme, loin du Château d'If ou d'ailleurs depuis, je ne suis toujours pas allé. Par je ne sais quel miracle j'ai échappé à un naufrage et au mal de mer. Cependant, la journée ne faisait que commencer. Retourner à Aix aurait été pour mon père l'aveu d'un piteux échec. Il décida de me conduire à Notre Dame de la Garde. En ce temps-là, il y avait encore un ascenseur monumental qui sera détruit à la fin des années 60. Nous prîmes ce gigantesque élévateur  qui nous déposa à une poignée d'hectomètre de la Basilique si chère au cœur des Marseillais. Je découvris émerveillé les maquettes suspendues: des bateaux, des avions, offrande de ceux qui voulaient montrer par leur don, leur reconnaissance à la "Bonne Mère" qui les avait sauvés. Le Mistral régnait toujours en maître sur l'esplanade. Le froid était glacial et ce vent méchant semblait vouloir nous dévorer jusqu'à nos os. Ainsi, il nous chassa prématurément de ce haut lieu de la spiritualité. Sagement, mon père décida de rentrer à Aix. J'avais faim! Un sandwich au pâté apaisa mon estomac et pour la première fois de ma vie, je bus un soda "La Sextienne". Une grande nouveauté à l'époque car le soda, orange ou citron, venait tout juste de faire son apparition aux étals des épiceries. Cela piquait dans la gorge et vous gonflait le ventre mais quel délice que la nouveauté!

(28 juin 2013)








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