Le carnaval d'Aix-en-Provence fut pour ses habitants et jusqu'en 1956, un des grands événements festifs de la ville. Comme tout vrai carnaval qui se respecte, il prenait fin le Mardi Gras et non en mai ou juin comme on peut le voir aujourd'hui. En 1956 la vague de froid lui porta un coup fatal. Il ne mourut pas immédiatement et subit une longue agonie avant de disparaître vraiment quelques années plus tard.
C'est donc ce "vrai" carnaval qui est au cœur de ce chapitre.
Lorsque le temps de préparer la ville à la célébration de cette grande fête païenne arrivait, les guirlandes lumineuses, les tréteaux, les barrières sortaient de leurs réserves obscures des hangars de la mairie pour retrouver espace et lumière.
J'ai connu cette époque heureuse dès mes premières années même si je n'étais pas de ces enfants qui aimaient la foule et les manèges. Tout commençait par la décoration du Cours Mirabeau. Entre les platanes et dominant la statue du roi René et les fontaines, sur des nacelles aux bras tendus à l'extrême, les employés de mairie accrochaient tous les vingt mètres des grands panneaux décorés où étaient vissées des ampoules électriques colorées. De chaque côté du panneau, partait une guirlande lumineuse qui allait s'arrimer aux grosses branches des grands arbres dénudés.
Ces panneaux, peints à la main, représentaient des anges rougeauds, des diables horribles ou encore de grosses mégères exagérément blondes. Au sol, sur le trottoir, le long de la chaussée et face à elle, quatre à cinq rangées de gradins prêts à accueillir les spectateurs. A la Place de la Rotonde, la Grande Fontaine s'enflait d'orgueil: elle était entourée comme la chaussée du Cours Mirabeau de gradins, mais beaucoup plus haut cependant. Le décor semblait planté mais il lui manquait encore les baraques foraines, leurs lumières, leurs camelots et bonimenteurs. En ce temps-là, les forains n'étaient pas exilés sur le parking d'un stade, loin du centre ville. Les stands de tir, les roulettes des loteries, le "Tourbillon blanc", les autos tamponneuses, les carrousels, les géants et les nains, les monstres de maigreur ou de graisse, les cascadeurs à moto tournant perpendiculairement au sol dans un immense cylindre grillagé et les châteaux hantés vivaient en osmose avec le carnaval et le centre ville: les grands boulevards proches du Cours Mirabeau s'enrichissaient de leur présence.
Mon père aimait ce temps éphémère des baraques foraines. Il y retrouvait, chaque année, un de ses compagnons de captivité en Allemagne qui tenait un stand de tir. Nous étions encore très proches de la guerre et les souvenirs des "stalag" ne s'étaient pas estompés. La souffrance, la faim quotidienne, la rafale de mitraillette qui avait fauché mon père et qui par miracle lui avait laissé la vie, c'était encore du présent chaque nuit, en cauchemar. Je ne sais plus le nom de cet homme qui parcourait la France de fêtes en fêtes, je n'ai en mémoire que la vision de deux amis réunis de nouveau et qui avaient nul besoin de grandes phrases pour exprimer leur communion d'esprit. Mais le temps du carnaval n'était pas uniquement l'opportunité de revoir un compagnon d'infortune: c'était aussi pour mon père le bonheur de jouer à la loterie et de rapporter un filet garni de cinq ou six kilos de sucre, des galettes ou des pains d'épice si l'immense roue s'arrêtait favorablement.
Je l'accompagnais et c'était pour lui une joie que cette escapade "entre hommes" d'autant que je détestais monter sur les manèges. En ce temps-là, j'étais plus que timide! Je préférais regarder les myriades de lumières multicolores plutôt que de me lancer dans la mêlée des gamins se bousculant pour monter dans une voiture factice ou enfourcher un cheval de bois. Je ne devais avoir que cinq ou six ans, mais, et je ne sais pourquoi, j'avais déjà le soucis de me comporter plus que sagement. J'ignorais caprices et exigences enfantines: ce n'étaient pas mon royaume. Je n'étais pas un enfant roi, non de par la volonté de mes parents, mais de par la mienne.
Si pendant toute la durée de la période du carnaval la fête foraine battait son plein et si mes souvenirs d'enfance ne me trahissent pas, le corso, défilés des fanfares, des grosses têtes et des chars, n'avait lieu que trois fois: les deux dimanches précédant le Mardi-Gras et le Mardi-Gras lui-même. Les chars construits tout au long de l'année en grand secret dans un vaste hangar au nord de la ville, tout près de l'hôpital quittaient leur repaire pour descendre par les boulevards puis empruntaient la rue Portalis, débouchaient sur la Place des Prêcheurs et arrivaient à la rue Thiers. Cette rue était la ligne de départ du corso. Les hauts-parleurs diffusaient musiques et commentaires, et le long du trottoir, sur deux ou trois rangs, la foule s’enthousiasmait. Rapidement, la cohorte des fanfares, danseurs, grosses têtes et chars disparaissaient pour entrer dans le saint des saints: le Cours Mirabeau. Là, sur cette magnifique avenue, le corso faisait deux passages en allant contourner la Grande Fontaine de la Rotonde sous les applaudissements des spectateurs payant massés sur les gradins. Les chars, à mes yeux d'enfants, étaient immenses. La plupart animés, leurs plates-formes permettaient à des personnages déguisés d'envoyer sur la foule confetti et serpentins. Sur char de sa majesté Carnaval, une jeune fille attirait tous les regards: c'était la reine de la fête.
Aix, en ce temps-là avait de modestes airs de Rio et rivalisait avec Nice. Lorsque le corso, cahin-caha reprenait le chemin du retour, les barrières s'ouvraient et le Cours Mirabeau libéré devenait le théâtre de la bataille de confetti, occasion pour les garçons de se jeter sur les filles pour essayer de leur en faire manger une bonne poignée. Tout cela restait bon enfant cependant.
Hélas, en 1956, la terrible vague de froid qui frappa l'Europe toute entière, contraignit les organisateurs à annuler les défilés et les finances du Comité des Fêtes vacillèrent. Il faisait moins vingt à Aix. Le gel détruisit les oliveraies et mit fin à l'exploitation de la sève des pins en Provence. Un Mistral avec des rafales de 180 km à l'heure balayait la Vallée du Rhône et la glace recouvrait l'Etang de Berre et même le Vieux Port de Marseille.
Ainsi, 1956, l'hiver le plus rigoureux du vingtième siècle sonna le glas de sa Majesté Carnaval en la ville du Roi René. Il n'y eut plus de char à brûler au soir du Mardi Gras. Aix-en-Provence n'eut plus dès lors que de pâles imitations qui ne purent ressusciter les fastes d'antan. Les forains, eux-mêmes, furent chassés du cœur de la ville. Une tradition venait de mourir. L'oubli des ces fastes fit ensuite son oeuvre. Qui se souvient encore de ce temps-là? Presque plus personne peut-être.
Lorsque le temps de préparer la ville à la célébration de cette grande fête païenne arrivait, les guirlandes lumineuses, les tréteaux, les barrières sortaient de leurs réserves obscures des hangars de la mairie pour retrouver espace et lumière.
J'ai connu cette époque heureuse dès mes premières années même si je n'étais pas de ces enfants qui aimaient la foule et les manèges. Tout commençait par la décoration du Cours Mirabeau. Entre les platanes et dominant la statue du roi René et les fontaines, sur des nacelles aux bras tendus à l'extrême, les employés de mairie accrochaient tous les vingt mètres des grands panneaux décorés où étaient vissées des ampoules électriques colorées. De chaque côté du panneau, partait une guirlande lumineuse qui allait s'arrimer aux grosses branches des grands arbres dénudés.
Ces panneaux, peints à la main, représentaient des anges rougeauds, des diables horribles ou encore de grosses mégères exagérément blondes. Au sol, sur le trottoir, le long de la chaussée et face à elle, quatre à cinq rangées de gradins prêts à accueillir les spectateurs. A la Place de la Rotonde, la Grande Fontaine s'enflait d'orgueil: elle était entourée comme la chaussée du Cours Mirabeau de gradins, mais beaucoup plus haut cependant. Le décor semblait planté mais il lui manquait encore les baraques foraines, leurs lumières, leurs camelots et bonimenteurs. En ce temps-là, les forains n'étaient pas exilés sur le parking d'un stade, loin du centre ville. Les stands de tir, les roulettes des loteries, le "Tourbillon blanc", les autos tamponneuses, les carrousels, les géants et les nains, les monstres de maigreur ou de graisse, les cascadeurs à moto tournant perpendiculairement au sol dans un immense cylindre grillagé et les châteaux hantés vivaient en osmose avec le carnaval et le centre ville: les grands boulevards proches du Cours Mirabeau s'enrichissaient de leur présence.
Mon père aimait ce temps éphémère des baraques foraines. Il y retrouvait, chaque année, un de ses compagnons de captivité en Allemagne qui tenait un stand de tir. Nous étions encore très proches de la guerre et les souvenirs des "stalag" ne s'étaient pas estompés. La souffrance, la faim quotidienne, la rafale de mitraillette qui avait fauché mon père et qui par miracle lui avait laissé la vie, c'était encore du présent chaque nuit, en cauchemar. Je ne sais plus le nom de cet homme qui parcourait la France de fêtes en fêtes, je n'ai en mémoire que la vision de deux amis réunis de nouveau et qui avaient nul besoin de grandes phrases pour exprimer leur communion d'esprit. Mais le temps du carnaval n'était pas uniquement l'opportunité de revoir un compagnon d'infortune: c'était aussi pour mon père le bonheur de jouer à la loterie et de rapporter un filet garni de cinq ou six kilos de sucre, des galettes ou des pains d'épice si l'immense roue s'arrêtait favorablement.
Je l'accompagnais et c'était pour lui une joie que cette escapade "entre hommes" d'autant que je détestais monter sur les manèges. En ce temps-là, j'étais plus que timide! Je préférais regarder les myriades de lumières multicolores plutôt que de me lancer dans la mêlée des gamins se bousculant pour monter dans une voiture factice ou enfourcher un cheval de bois. Je ne devais avoir que cinq ou six ans, mais, et je ne sais pourquoi, j'avais déjà le soucis de me comporter plus que sagement. J'ignorais caprices et exigences enfantines: ce n'étaient pas mon royaume. Je n'étais pas un enfant roi, non de par la volonté de mes parents, mais de par la mienne.
Si pendant toute la durée de la période du carnaval la fête foraine battait son plein et si mes souvenirs d'enfance ne me trahissent pas, le corso, défilés des fanfares, des grosses têtes et des chars, n'avait lieu que trois fois: les deux dimanches précédant le Mardi-Gras et le Mardi-Gras lui-même. Les chars construits tout au long de l'année en grand secret dans un vaste hangar au nord de la ville, tout près de l'hôpital quittaient leur repaire pour descendre par les boulevards puis empruntaient la rue Portalis, débouchaient sur la Place des Prêcheurs et arrivaient à la rue Thiers. Cette rue était la ligne de départ du corso. Les hauts-parleurs diffusaient musiques et commentaires, et le long du trottoir, sur deux ou trois rangs, la foule s’enthousiasmait. Rapidement, la cohorte des fanfares, danseurs, grosses têtes et chars disparaissaient pour entrer dans le saint des saints: le Cours Mirabeau. Là, sur cette magnifique avenue, le corso faisait deux passages en allant contourner la Grande Fontaine de la Rotonde sous les applaudissements des spectateurs payant massés sur les gradins. Les chars, à mes yeux d'enfants, étaient immenses. La plupart animés, leurs plates-formes permettaient à des personnages déguisés d'envoyer sur la foule confetti et serpentins. Sur char de sa majesté Carnaval, une jeune fille attirait tous les regards: c'était la reine de la fête.
Aix, en ce temps-là avait de modestes airs de Rio et rivalisait avec Nice. Lorsque le corso, cahin-caha reprenait le chemin du retour, les barrières s'ouvraient et le Cours Mirabeau libéré devenait le théâtre de la bataille de confetti, occasion pour les garçons de se jeter sur les filles pour essayer de leur en faire manger une bonne poignée. Tout cela restait bon enfant cependant.
Hélas, en 1956, la terrible vague de froid qui frappa l'Europe toute entière, contraignit les organisateurs à annuler les défilés et les finances du Comité des Fêtes vacillèrent. Il faisait moins vingt à Aix. Le gel détruisit les oliveraies et mit fin à l'exploitation de la sève des pins en Provence. Un Mistral avec des rafales de 180 km à l'heure balayait la Vallée du Rhône et la glace recouvrait l'Etang de Berre et même le Vieux Port de Marseille.
Ainsi, 1956, l'hiver le plus rigoureux du vingtième siècle sonna le glas de sa Majesté Carnaval en la ville du Roi René. Il n'y eut plus de char à brûler au soir du Mardi Gras. Aix-en-Provence n'eut plus dès lors que de pâles imitations qui ne purent ressusciter les fastes d'antan. Les forains, eux-mêmes, furent chassés du cœur de la ville. Une tradition venait de mourir. L'oubli des ces fastes fit ensuite son oeuvre. Qui se souvient encore de ce temps-là? Presque plus personne peut-être.
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