vendredi 17 mai 2013

Le progrès arrive !

Vers le milieu des années cinquante, notre famille abandonna la grande bassine en fer blanc où nous faisions à tour de rôle notre « grande toilette » dans la cuisine. Mes parents firent installer une cabine de douche. Une vraie révolution, même si nous ne possédions pas de salle de bains : aucune pièce de ce grand appartement n’avait été prévu à cet effet. Il fallut donc en choisir une. Ce fut la plus sombre sur qui le sort tomba: une pièce dont la fenêtre donnait sur la cage d'escalier. Le menuisier, un ancien élève de notre mère, vint poser une cloison afin de préserver notre intimité et le plombier lui succéda. Les tuyaux de plomb se courbaient sans effort entre ses mains! Elle avait fière allure notre douche avec son rideau vert-clair, ses deux robinets chromés et son pommeau décrochable.
Nous, les garçons, étions encore à l’âge où l’on répugne à se laver. Aussi notre mère vérifiait que nous nous mettions sous la pluie d’eau chaude et non pas à côté, sage précaution! Notre petite sœur, encore bébé, prenait des bains dans la bassine. Ces ablutions maternelles nous inquiétaient un peu : notre mère avait, à juste titre, la réputation d’être maladroite et brusque. La providence veilla et Zaza échappa à la fois à un traumatisme crânien et à la noyade. Rétrospectivement, je pense qu’elle devait avoir un excellent ange gardien, probablement ancien maître-nageur.
La douche installée, un autre appareil, ménager cette fois allait entrer chez nous, avec quelques réticences, non de la part de cet appareil bien sûr mais de celle de notre voisine du dessous qui craignait le bruit et les inondations quand cette dernière sut que nos parents avaient décidé d’acheter une machine à laver. Je ne sais comment notre propriétaire, puisque c'était d'elle qu'il s'agissait, l’apprit, mais je peux affirmer, bien des années plus tard que cette acquisition ne fut pas du tout de son goût : trop de bruit, trop de vibrations ! La « comtesse » comme nous l’appelions craignait de recevoir sur la tête l’infernale invention.
Mais comment s’opposer à cette arrivée de ce bac à batteur, à rouleau de caoutchouc blanc pour essorer le linge ! Impossible. La propriétaire capitula sans conditions.
Malheureusement, cet achat, commun à toutes les familles, mit fin à la visite hebdomadaire du mari de notre lavandière. Ce dernier venait collecter le linge sale qu’il enfermait dans un grand drap, formant ainsi un baluchon. Ce fut la fin d’une époque. Notre linge ne sécha plus au soleil étendu sur l’herbe mais dans la maison. La lavandière prit sa retraite. Son battoir et sa planche à laver firent le bonheur des brocanteurs. La rivière de Beaurecueil ne la vit plus se pencher sur ses ondes. Une page se tournait encore. Ce dont nous n'avions pas conscience, c'était que nous entrions dans une nouvelle ère sociale. Un ère dont le réveil de la médaille se révèlerait bientôt. Chacun allait vivre de plus en plus chez lui, isolé devant sa télévision et ses appareils ménagers. Les petites épiceries n'avaient que quelques mois à vivre ainsi que tous ces magasins que nous fréquentions: notre tailleur, notre marchand de vin, notre marchand de bois et charbon, notre marchand de pains de glace. Nous allions devenir non plus des clients, appelés par leur nom, mais des fantômes anonymes poussés à remplir un chariot en suivant inconsciemment des allées gorgées de produits, nos itinéraires en ces allées étant soigneusement observés et programmés.



jeudi 16 mai 2013

Léon est passé par la fenêtre!

Dans chaque famille, il y a de grandes anecdotes inoubliables qui font les délices de ces soirées où l'on évoque les riches heures de chacun. L'une des plus célèbres dans ce livre ouvert sur le passé concerne mon grand-père maternel Pierre Négrin. Elle vaut son besant d'or. Remontons le temps et arrêtons nous à la fin du dix-neuvième siècle. Nous sommes à Marseille. Les chevaux sont encore là, à chaque rue, à chaque avenue. Ce sont eux qui livrent les marchandises, qui tirent les attelages. Le tintamarre de tout ce monde de chars à banc, de tombereaux, de phaétons, de fiacres, de landaus, de calèches ou encore de barouches, rythmait la respiration de la vie quotidienne de la population des villes. C'était évidemment le cas dans le cité phocéenne, peut-être plus qu'ailleurs même: la truculence et la bonne humeur bruyante étaient et sont encore, des apanages bien marseillais.
 Du cours Belsunce à la rue de Rome, de la Canebière aux Réformés, au milieu d'une foule en crinoline ou en chapeau melon, s'élevait vers le ciel de Provence, une musique dont les sabots ferrés des attelages imposaient le tempo: le lento des ânes au pas,l'andante ou l'allegro des chevaux de race tirant les cabriolets ou les fiacres et le lamento des percherons peinant dans les rudes montées de la Viste.
Ainsi, mon grand-père, à peine âgé de six ans lors du déroulement de cette histoire, ne put résister aux chants des sirènes venus de la rue. Il ne put résister d'autant plus que son petit frère Léon, de trois ans son cadet, le suppliait de "lui montrer les totos". Ce dernier terme, en langage académique peut se traduire par le vocable "chevaux" précision donnée pour ceux de mes lecteurs qui auraient oublié le langage parlé au pays des tout jeunes enfants. Là, l'amour fraternel fit commettre à Pierre une grave erreur. Pour faire plaisir à son petit frère Léon, Pierre adossa une chaise à la fenêtre grande ouverte, monta sur la dite chaise avec Léon dans les bras et tous deux se penchèrent pour profiter du spectacle du passage d'un tombereau chargé de tonneaux. Malheureusement, Léon échappa des bras de son grand frère et passa par la fenêtre du premier étage.
Terrorisé, Pierre alla se réfugier sous le lit pensant que le pauvre Léon avait dû se fracasser les os quelques mètres plus bas. Ce que le grand frère ignorait, c'est que le petit Léon n'avait pas atterrit sur le sol mais qu'il était resté entre ciel et terre, sauvé par ses amples vêtements qui s'étaient accrochés aux aspérités du auvent du magasin du rez de chaussée de l'immeuble. Un vrai miracle: Léon gigotait à deux bons mètres au-dessus du plancher des chevaux. Ses cris alertèrent les passants qui n'eurent pas de mal à le tirer d'affaire. Mais si Léon avait été sauvé, un mauvais moment commençait pour Pierre. Ses parents le cherchaient dans tout l'appartement, ouvrant les placards, tirant les rideaux, inspectant les dessous de lit. Pierre fut débusqué. Il refusa de sortir tout d'abord mais un balai eut tôt fait de briser sa résistance. Son père lui administra une fessée mémorable et sa mère lui fit boire un grand verre d'eau dans lequel elle avait longuement tremper un clou rouillé pour que la peur ne le rende pas malade. Le clou rouillé trempé dans un verre d'eau était à cette époque la panacée universelle. Le liquide ainsi obtenu, eau ferrugineuse semblait être un  puissant désinfectant supérieur à tout alcool. Le docteur Bourvil ne l'a-t-il pas lui même affirmé!



mardi 14 mai 2013

Ma pauvre petite soeur...

Après la catastrophe du 30 décembre 1954, nos existences paisibles, la mienne et celle de mon pertit frère André, frisèrent l'enfer . Notre enfance allait être, à compter de cette date, bouleversée, piétinée, sacrifiée: une fille venait d'entrer que dis-je d'entrer! d'envahir notre famille.  Une soeur venait de nous être imposée par des parents inconscients du cataclysme qu'ils causaient en notre psychisme misogyne et pourtant si fragile de garçons de huit et trois ans. Une soeur, alors que, comme je l'ai écrit plus haut, nous souhaitions avoir un petit chat, un berger allemand ou au pire un poisson rouge.
Mais nous n'étions pas décidés à nous laisser faire. La résistance devait s'organiser. Nous avions, certes, perdu une bataille mais la guerre n'était pas pour autant terminée. Il nous fallait seulement organiser la résistance: nos jouets disparurent sous nos lits, inaccessibles, nos livres gagnèrent de la hauteur sur les étagères, des lignes de démarcation furent tracées.
Aujourd'hui, je me demande encore comment cette pauvre enfant a pu survivre sans conserver de graves séquelles dues à nos mesquineries et à nos moqueries et sans avoir eu besoin d'autre soutien psychologique que les chansons de Sheila ou de Claude François. Cela prouve, un fois de plus, s'il en était besoin, la supériorité de caractère de la Femme, avec un grand "F" comme dans Fesse ou Fé...licitation! Cela montre la hauteur morale de notre soeur et sa faculté à résister aux mauvais traitements de ses frères de lait ainsi que la puissance curative des grands philosophes en paillettes.
Mais, si je plaide coupable, il convient d'ajouter une précision capitale pour atténuer la portée de nos turpitudes enfantines: la complicité involontaire de notre mère. Cette brave femme n'a jamais été capable d'acheter à son unique fille, une culotte à sa taille. Et je ne parle pas du bob ridicule ou des robes informes dont Geneviève était affublée. 
Ce calvaire maternel, ce chemin de croix vestimentaire, nous, les frères, le complétions en chanson: "grosse et grasse et bien gentille" devint notre hymne presque quotidien. Finalement, notre petite fut sauvée par notre lassitude et par nos intérêts divergents. Geneviève commença à avoir, enfin, la paix.
Quant à moi, j'entrais dans les années de l'adolescence. La guitare m'attirait bien plus que les mathématiques et je commençais à prendre conscience que les filles n'ont pas que des mauvais côtés. Je n'avais qu'une terreur. Cette terreur venait toujours d'une phrase impérieuse prononcée par notre mère: "emmène ta soeur!" Pas question! De toutes les façons, elle était bien trop jeune pour intéresser mes copains avec qui, à la sortie du lycée, nous "faisions le Cours Mirabeau'".
Cette locution mystérieuse "Faire le Cours Mirabeau" signifiait simplement que nous montions , puis descendions entre copains les 400 mètres de la principale avenue d'Aix-en-Provence une bonne dizaine de fois avant de nous séparer. Je me voyais mal dans ces circonstances, tenir ma petite soeur par la main!
Malheureusement, cette phrase "emmène ta soeur" avait une variante. Une variante qui ne laissait pas de place à la discussion: "Accompagne ta soeur chez tes grands-parents!" Impossible de dire non. Je dois immédiatement apporter une précision importante: les lignes qui vont suivre vont être écrite sous l'entière responsabilité de Geneviève. Ce sont ses souvenirs! Moi, je n'ai aucune trace dans ma mémoire de la réalité de ses affirmations, mais ma conscience fraternelle et professionnelle me dicte de les mettre noir sur blanc. Donc, selon l'évangile familial de notre -presque- Sainte Geneviève versons les pièces manquantes au dossier.
Pour moi "accompagner ma soeur", selon elle donc, c'était aller de la rue de Lacépède à la rue Courteissade, rue qui à l'époque me semblait un vrai coupe-gorge bien que située derrière le Cours Mirabeau, le plus rapidement possible. Donc, j'aurais tenu entre le pouce et l'index, en tenaille, le cou de la pauvre enfant. Ainsi prisonnière, elle devait marcher, les pieds touchant à peine le sol, sans s'arrêter, sans parler, sans se faire remarquer. Arrivé chez nos grands-parents, j'aurais sonné et la porte à peine ouverte, je l'aurais poussée dans le sombre couloir en criant: "J'amène Zaza!" et sans un mot de plus, j'aurais claqué l'huis et filé enfin débarrassé de la corvée!
Ainsi se souvient Zaza de ces accompagnements musclés. J'imagine alors que je devais éprouver un sentiment de soulagement: ouf! Je n'avais rencontré personne de connu, que retour dans ma chambre, notre mère me demandait: "ça s'est bien passé?" en ajoutant:" En tous cas tu as eu vite fait!" et que je prenais alors un air niais et innocent et que je répondais: "Ah! bon?"









lundi 13 mai 2013

Les limaçons

Il fallait se rendre à l'évidence, notre père n'accepterait jamais qu'un chat ou à plus forte raison un chien entre dans notre famille. Mon petit frère et moi, nous n'aurions pas d'autre animal de compagnie que Zaza mais cela n'allait pas durer, elle ne marcherait pas toujours à quatre pattes. En plus, elle ne savait ni aboyer ni miauler. Tout au plus elle gazouillait. Mais pas question d'essayer de lui apprendre à voler en la poussant par la fenêtre même s'il y avait eu un précédent dans la famille du côté de ma mère,  nous pressentions que nos parents n'étaient pas d'accord pour que nous menions à bien cette éducation pourtant intéressante. Il y des moments où les enfants ne sont vraiment pas aidés par leur entourage. Bref, nous ne saurions jamais si notre petite soeur avait des dispositions pour le vol sans assistance.
 Ce projet abandonné, Marguerite, qui n'était pas une charolaise mais la soeur marseillaise de notre mère, essaya de nous consoler en apportant, un dimanche matin, une magnifique petite souris blanche. C'est beau, une souris blanche avec de toutes petites oreilles rosées, une longue moustache, une petite queue légèrement duveteuse et un petit museau toujours en mouvement. Pourtant, notre père fut totalement insensible à ce charme subtil. Il ne tolérait les souris que dans les dessins animés de Disney. Pire, il fut très désagréable envers Marguerite dont il secoua les pétales. Notre tante fut donc obligée de retourner à Marseille, avec la cage, la souris et les morceaux de vieux fromage qu'elle avait apportés. La déception nous envahit.
Quelle vie! Sans chien, sans chat, sans souris, sans rat et avec une petite soeur qui n'était même pas un garçon! En plus, elle était l'objet de toutes les sollicitudes, de toutes les attentions parentales. "Occupez-vous de Geneviève!" "Prêtez-lui vos jouets!" "Faites-là jouer!" "Arrêtez de la taquiner!" "Ne la faites pas pleurer!" "Vous allez lui faire mal!" Et puis quoi encore! Si Zaza était si fragile, il n'y avait qu'à pas la ramener de la clinique et la donner à un marchand de porcelaine habitué aux objets fragiles! Mais là encore nos parents n'étaient pas en phase avec nous.
En désespoir de cause, un dimanche après-midi de campagne et de printemps, nous ramassâmes, André et moi, tout un bocal de petits gris. Les "petits gris" ne sont pas des extra-terrestre comme le croient des ufologues, mais de tout petits escargots blancs. C'est d'ailleurs une curiosité sémantique que cette dénomination de "petits gris" pour des bestioles à corne, blanches. Je me permettrais donc une explication. Si ces petits gris avaient été dénommés "petits blancs" il y aurait eu une confusion possible, une imprécision regrettable. Il eut été possible de confondre un colon européen de l'Afrique avec un escargot de petite taille. Mais laissons ces subtilités aux experts agréés et dûment certifiés par la Faculté de lexicologie comparée et revenons à cette belle après-midi familiale.
Tels des grains de riz dans leur paquet, nos escargots s'entassaient dans notre bocal. A notre grand étonnement, notre père ne dit rien et nous laissa rapporter notre cueillette à la maison. Je me demande aujourd'hui encore, ce que nous comptions en faire. Nous fermâmes le bocal avec une feuille de papier que nous fixâmes à l'aide d'un fil de laine. Le tout fut posé sur la cheminée, inutilisée de la salle à manger, devant une immense glace. Vint la nuit, l'obscurité et le sommeil. Un tour de cadran et au réveil, une grande surprise. Il y avait des escargots partout! Le couvercle avait sauté sous la pression. Des grappes entières avaient rampé sur la glace et colonisé les moulures en plâtre du plafond, d'autres avaient envahi le bureau voisin dont notre père était si jaloux et si fier. Partout des traces argentées! Notre mère faillit s'évanouir! Les petits gris avaient choisi la liberté, une véritable grande évasion. Ce n'était pas une réussite: notre amour des bêtes se voyait encore contrarié et mal récompensé! Décidément, mieux valait désormais jouer avec notre petite soeur, nous exposions à beaucoup moins de risque.








dimanche 12 mai 2013

La mode des années 50
et
Les années Sartre, l'imposteur stalinien...


En ces débuts des années cinquante, si le noir habille les femmes dès le premier deuil familial, toute la gamme des gris se décline pour les vêtements des hommes et des enfants: gris anthracite pour le béret obligatoire, gris foncé pour les vestes, les blousons, les manteaux et les culottes courtes, gris clair pour les chemises, gris souris des chaussettes montantes.
Lorsque je revois les photos de ces années si lointaines aujourd'hui, elles semblent venues d'une autre planète. Pas question pour un enfant de porter des pantalons longs, comme l'on disait alors. Quelque soit le temps ou la saison, nos jambes étaient découvertes et notre tête coiffée! La casquette n'était pas de mode. En porter une se ressentait comme une punition, une vexation. Nous, les garçons de moins de dix ans, une crêpe noire, en crêpe noir, cachait notre chevelure pratiquement rasée. L'on ne parlait pas de mode en ce temps-là. Les marques existaient, en petit nombre, mais personne n'aurait accepté de les afficher ostensiblement. Elles se faisaient discrètes. Nul n'aurait voulu arborer sur sa chemise ou son blouson un signe extérieur de réclame. Il fallait payer pour se vêtir: pas question, en plus, de faire de la publicité gratuite! Les t-shirt n'existait pas encore dans les années cinquante, les "jeans" arrivaient à peine, les usines de textile tournaient à plein. Les tissus "Boussac" avaient encore une excellente renommée. Ce monde semblait ne devoir jamais disparaître. Aveuglement collectif d'une France à peine sortie de la guerre et avide de manger à sa faim et de rêver de paix et de lumière mais trop timide encore pour oser de se mettre en couleur, comme se sentant inconsciemment coupable de revenir à la vie après tant et tant d'épreuves.
Sournoisement, petit à petit, les écharpes, les bérets et les culottes courtes s'estompèrent du paysage de la douce France. Un autre monde venait, discrètement,  de faire son apparition. Séduisant tout d'abord avec la clarté affichée d'un progrès indispensable, ce monde imposa bientôt ses règles tyranniques. Les enfants devaient être habillés comme des adultes: plus de culottes courtes, plus de bérets, plus d'écharpes en laine, plus de chaussettes tricotées le soir par les grands-mères.
Dans les cours de récréation les osselets, les noyaux d'abricots et les billes disparurent. Le cartable qui faisait notre fierté et que nous gardions pour toutes nos années d'école communale nous sembla bien ennuyeux. La craie, l'encre, le porte-plume et même la blouse noire à fin liseré rouge, furent jetés aux orties. Les belles images de splendides voiliers, d'avions, d'animaux que nous collections soigneusement et qui nous apprenaient tant de choses et qui coûtaient le prix d'une fleur de bord de route, furent remplacées par des cartes stupides et sans intérêt mais très chères, elles!
 La civilisation ouest-européenne s'enfonçait dans la décadence, une décadence voulue par des pseudos penseurs très en vogue: Sartre et Simone de Beauvoir régnaient en maîtres. Stalinien stupide, il prétendait imposer sa loi aux autres philosophes et aux autres écrivains.  Il se prenait pour un gourou guidant la jeunesse alors qu'il n'était qu'une marionnette du bolchevisme badée par une intelligentzia aveugle et inculte. Ce qu'il ne savait pas, c'est qu'il serait à son tour totalement oublié quelques décennies plus tard, lorsque la réalité du communisme, ses goulags, ses crimes innommables furent mis à jour. 
Ce que l'auteur des Mouches ignorait, c'est que Camus dont il se gaussait deviendrait un immortel de la pensée tandis que lui, serait relégué au rang d'imposteur de l'existentialisme. Et oui, l'on ne peut déclarer "En URSS, la liberté de critique est totale" sans en subir des conséquences quand on aspire à se présenter comme un visionnaire de la pensée moderne.
Mais qu'ils sont loin aujourd'hui ces temps du béret, de l'écharpe et des culottes courtes. 

 








En clinique en 1955


Champagne et bistouri...

On a du mal à imaginer en ce début du vingt-et-unième siècle, que l'on puisse passer plus de deux semaines en clinique pour une simple ablation de l'appendice iléo caecal ou pour employer des termes plus ordinairement populaires, pour une opération de l'appendicite.
C'était pourtant bien le cas dans les années cinquante: "patient" était un terme bien choisi. Il fallait effectivement prendre son temps en patience et savoir observer le plafond de sa chambre pour y découvrir des motifs de distraction: pas de télé encore!
Quant au personnel des hôpitaux et cliniques, il a aussi bien changé! Pas question d'infirmières nues sous leurs blouses mais de bonnes soeurs aux joues rougeaudes, bonnes soeurs rendues très agressives par manque d'activités sexuelles. C'est une évidence, hélas! La plus fervente des prières ne remplacera jamais un bon orgasme même si cette constatation freudienne fait tiquer le Vatican.
Ces drôles d'infirmières avaient de larges cornettes blanches et de longues robes larges, épaisses, d'un bleu douteux. Leur philosophie relevait d'une évidence: le patient se devait de souffrir au moins un petit peu, mais de préférence beaucoup pour gagner son paradis; Ainsi, les cornettes avaient le sentiment de soigner le Christ lui-même. Mais laissons-là ces considérations socio-historiques pour nous rapprocher, tel un entomologiste pourrait le faire avec sa loupe de campagne, d'un bâtiment de quatre étage, navire privé et religieux dédié aux soins en tout genre. Bien nommée cette  clinique s'appelait l'Espérance. Un nom choisi évidemment avec soin, ce qui est tout à fait normal pour un établissement de cet acabit
Parcourons maintenant un long couloir carrelé, tournons à gauche et là, entrouvrons la porte de la chambre 27.
Un patient est en train de se réveiller. Il a environ trente-cinq ans. Sa femme est à son chevet, inquiète. Elle ne sait si elle doit rire ou pleurer. Albert, donc mon père, car c'est de lui qu'il s'agit, s'agite. Il revient du bloc opératoire. Appendicite aiguë!  Pour s'endormier, il a subi une injection de penthotal, appelé encore "sérum de vérité". Cela donne des retours au monde étonnant car généralement l'anesthésié se livre à des confidences qu'il ne contrôle pas. Mon père n'échappe pas à la règle. Il parle comme un livre et cela donne: "Quand je serai riche, j'achèterai une maison. Je mettrai ma mère à la cave et ma belle-mère au grenier!" Cela fait toujours plaisir de sentir cet amour familial et d'entendre exprimer ce désir de regrouper sa mère et sa belle-mère. Mais, il arrête là ce projet constructif car l'infirmière en cornette, une énorme seringue entre ses doigts rougeâtres fait irruption. Mon père, alors, pris d'une férocité soudaine, se dresse sur son lit,  pointe sur la religieuse un doigt vengeur et d'un ton sans réplique lui intime: "Sortez! Monsieur Poujade! Sortez!" La pauvre femme en faillit s'évanouir! Etre prise pour le défenseur des petits commerçants quelle insulte!
Enfin, ce calvaire maternel prend fin. Mon père redevient lui-même. Un peu inquiet, il demande s'il n'a pas dit trop de bêtises. On le rassure, il n'a pas parlé de sa vie privée et des après-midi du samedi qui le voit disparaître.
Son voisin de chambre, son aîné d'une dizaine d'années est un homme jovial et bon vivant. Tous deux deviennent complices et décident de faire contre mauvaise fortune bon coeur: quinze jours à rester là! Les plateaux repas ne comportent qu'un potage de légumes, un yaourt et une tranche de pain. Les deux occupants de la chambre 27 ne l'entendent pas de cet estomac. Avec une complicité encore secrète aujourd'hui, ils s'approvisionnent et cachent sous leur lit: du saucisson, du fromage, du champagne, des gâteaux secs.
 Alors un dialogue surréaliste s'engage:
 "Ma soeur! Quand pourrons-nous manger du saucisson?"
"Pas avant une bonne semaine!"
"Et boire une coupe de champagne?"
"Pas question!" déclara la religieuse en tournant les talons.
Mais la porte à peine refermée, le festin commençait. Un vrai régal quoique le champagne, caché dans une bassine remplie d'eau ne soit pas assez frais.
Ainsi passèrent les deux semaines. Vint le jour du départ. Mon père appela la religieuse et lui proposa pour la remercier de ses bons soins de trinquer avec eux, les rescapés de l'appendicite!
La pauvre, elle se signa précipitamment et faillit mourir d'une sainte apoplexie! "Apoplexie étant une sainte, martyre et vierge, dévorée par un lion affamée que Daniel n'avait pu tuer. La pauvre femme qui ne connaissait rien au dressage avait été croquée jusqu'au dernier métatarse. Ainsi, l'on s'aperçoit qu'une lacune dans l'éducation chrétienne de cette époque romaine conduisait plus sûrement aux affres des arènes qu'à la plage du Latium...

samedi 11 mai 2013

Monsieur Henri

Monsieur Henri


Nous avions en ces années cinquante notre tailleur attitré: Monsieur Henri. Il tenait boutique dans la rue Thiers avec son épouse, une rue située non loin du Palais de Justice. En ce temps-là, les magasins de vêtements se comptaient sur les doigts de la main à Aix-en-Provence. C'est en ce magasin que mon père, toujours très élégant, s'habillait. Puis, lorsque nous eûmes suffisamment grandi, mon frère et moi, que le temps des culottes courtes s'estompa pour nous,  notre mère nous emmena alors tout naturellement chez "Monsieur Henri".
Alsacien d'origine, il devait avoir un nom de famille bien trop compliqué pour les Aixois. Ainsi, toute la ville le connaissait sous le patronyme de "Monsieur Henri". Cet homme semblait être la gentillesse même. Toujours en costume bleu, un mètre à ruban autour du cou, une boule de velours rouge, pique-épingles, fixée sur son bras gauche, il semblait être un Jean d'Ormesson de la confection: même taille, même culture et mêmes intonations de voix.
Aller acheter une veste ou un pantalon était une chose rare à l'époque, un événement qui se préparait. La discussion entre ma mère et moi était serrée, de véritables négociations, négociations limitées cependant à la couleur car tous les adolescents arboraient des costumes et des chaussures cirées : le "blue jeans" et les baskets n'avaient pas encore leur place.  J'aimais le très clair ou le très foncé, selon les saisons et ma mère préférait, elle, les demi-tons automnaux. Je désirais une veste blanche alors que j'avais dix-sept ans. Je n'obtins gain de cause: j'eus droit à une veste beige. Cette veste blanche, j'attendis encore deux décennies pour me l'offrir, comblant ainsi un traumatisme sans grande importance.
Monsieur Henri travaillait sous le regard de son épouse. Elle paraissait bien plus âgée que lui à tel point que longtemps je pensais que c'était sa maman! Ce devait être ses cheveux blancs montés en chignon. Elle tenait la caisse, discrète. L'expression de son visage semblait vouloir cacher un profonde tristesse derrière des lèvres esquissant un léger sourire. Je me demande encore quels drames ces braves gens avaient dû affronter quelques années auparavant.
La boutique, disposées toute en longueur, offrait, sur sa gauche, sur deux niveaux de cintres, pantalons et vestes tandis que des étagères, sur sa droite, après le comptoir et une longue table qui servait à poser les futurs achats, recelaient chemises et pull-over.
Monsieur Henri eut le bonheur de prendre sa retraite avant la grande débâcle du textile français. Les tissus venaient encore de chez "Boussac" ou, innovation du milieu des années cinquante, étaient en "Tergal" infroissable et confortable. Sa boutique ne fut donc pas remplacée, du temps de son activité par une pizzeria ou un horrible "fast food". Nous le croisions de temps en temps, lui et sa femme, sur le Cours Mirabeau, bras dessus, bras dessous. Le temps courbait inexorablement leurs épaules.
Puis la vie les effaça de notre vue, cette vie qui nous emporte tels les torrents pendant les orages sans que nous puissions lutter. Peut-être, si là-haut il n'y a pas que du vide, peut-être que Monsieur Henri dessine et coupe vestes et pantalons pour les saints du Paradis... En tout cas, il le mérite. 

vendredi 10 mai 2013

Le carnaval d'Aix-en-Provence



Le carnaval d'Aix-en-Provence fut pour ses habitants et jusqu'en 1956, un des grands événements festifs de la ville. Comme tout vrai carnaval qui se respecte, il prenait fin le Mardi Gras et non en mai ou juin comme on peut le voir aujourd'hui. En 1956 la vague de froid lui porta un coup fatal. Il ne mourut pas immédiatement et subit une longue agonie avant de disparaître vraiment quelques années plus tard.    
C'est donc ce "vrai" carnaval qui est au cœur de ce chapitre.

Lorsque le temps de préparer la ville à la célébration de cette grande fête païenne arrivait, les guirlandes lumineuses, les tréteaux, les barrières sortaient de leurs réserves obscures des hangars de la mairie pour retrouver espace et lumière.
J'ai connu cette époque heureuse dès mes premières années même si je n'étais pas de ces enfants qui aimaient la foule et les manèges. Tout commençait par la décoration du Cours Mirabeau. Entre les platanes et dominant la statue du roi René et les fontaines, sur des nacelles aux bras tendus à l'extrême, les employés de mairie accrochaient tous les vingt mètres des grands panneaux décorés où étaient vissées des ampoules électriques colorées. De chaque côté du panneau, partait une guirlande lumineuse qui allait s'arrimer aux grosses branches des grands arbres dénudés.
Ces panneaux, peints à la main, représentaient des anges rougeauds, des diables horribles ou encore de grosses mégères exagérément blondes. Au sol, sur le trottoir, le long de la chaussée et face à elle, quatre à cinq rangées de gradins prêts à accueillir les spectateurs. A la Place de la Rotonde, la Grande Fontaine s'enflait d'orgueil: elle était entourée comme la chaussée du Cours Mirabeau de gradins, mais beaucoup plus haut cependant. Le décor semblait planté mais il lui manquait encore les baraques foraines, leurs lumières, leurs camelots et bonimenteurs. En ce temps-là, les forains n'étaient pas exilés sur le parking d'un stade, loin du centre ville. Les stands de tir, les roulettes des loteries, le "Tourbillon blanc", les autos tamponneuses, les carrousels, les géants et les nains, les monstres de maigreur ou de graisse, les cascadeurs à moto tournant perpendiculairement au sol dans un immense cylindre grillagé et les châteaux hantés vivaient en osmose avec le carnaval et le centre ville: les grands boulevards proches du Cours Mirabeau s'enrichissaient de leur présence.
Mon père aimait ce temps éphémère des baraques foraines. Il y retrouvait, chaque année, un de ses compagnons de captivité en Allemagne qui tenait un stand de tir. Nous étions encore très proches de la guerre et les souvenirs des "stalag" ne s'étaient pas estompés. La souffrance, la faim quotidienne, la rafale de mitraillette qui avait  fauché mon père et qui par miracle lui avait laissé la vie, c'était encore du présent chaque nuit, en cauchemar. Je ne sais plus le nom de cet homme qui parcourait la France de fêtes en fêtes, je n'ai en mémoire que la vision de deux amis réunis de nouveau et qui avaient nul besoin de grandes phrases pour exprimer leur communion d'esprit. Mais le temps du carnaval n'était pas uniquement l'opportunité de revoir un compagnon d'infortune: c'était aussi pour mon père le bonheur de jouer à la loterie et de rapporter un filet garni de cinq ou six kilos de sucre, des galettes ou des pains d'épice si l'immense roue s'arrêtait favorablement.
Je l'accompagnais et c'était pour lui une joie que cette escapade "entre hommes" d'autant que je détestais monter sur les manèges. En ce temps-là, j'étais plus que timide! Je préférais regarder les myriades de lumières multicolores plutôt que de me lancer dans la mêlée des gamins se bousculant pour monter dans une voiture factice ou enfourcher un cheval de bois. Je ne devais avoir que cinq ou six ans, mais, et je ne sais pourquoi, j'avais déjà le soucis de me comporter plus que sagement. J'ignorais caprices et exigences enfantines: ce n'étaient pas mon royaume. Je n'étais pas un enfant roi, non de par la volonté de mes parents, mais de par la mienne.
Si pendant toute la durée de la période du carnaval la fête foraine battait son plein et si mes souvenirs d'enfance ne me trahissent pas, le corso, défilés des fanfares, des grosses têtes et des chars, n'avait lieu que trois fois: les deux dimanches précédant le Mardi-Gras et le Mardi-Gras lui-même. Les chars construits tout au long de l'année en grand secret dans un vaste hangar au nord de la ville, tout près de l'hôpital quittaient leur repaire pour descendre par les boulevards puis empruntaient la rue Portalis, débouchaient sur la Place des Prêcheurs et arrivaient à la rue Thiers.   Cette rue était la ligne de départ du corso. Les hauts-parleurs diffusaient musiques et commentaires,  et le long du trottoir, sur deux ou trois rangs, la foule s’enthousiasmait. Rapidement, la cohorte des fanfares, danseurs, grosses têtes et chars disparaissaient pour entrer dans le saint des saints: le Cours Mirabeau. Là, sur cette magnifique avenue, le corso faisait deux passages en allant contourner la Grande Fontaine de la Rotonde sous les applaudissements des spectateurs payant  massés sur les gradins. Les chars, à mes yeux d'enfants, étaient immenses. La plupart animés, leurs plates-formes permettaient à des personnages déguisés d'envoyer sur la foule confetti et serpentins. Sur char de sa majesté Carnaval, une jeune fille attirait tous les regards: c'était la reine de la fête.
Aix, en ce temps-là avait de modestes airs de Rio et rivalisait avec Nice. Lorsque le corso, cahin-caha reprenait le chemin du retour, les barrières s'ouvraient et le Cours Mirabeau libéré devenait le théâtre de la bataille de confetti, occasion pour les garçons de se jeter sur les filles pour essayer de leur en faire manger une bonne poignée. Tout cela restait bon enfant cependant.
Hélas, en 1956, la terrible vague de froid qui frappa l'Europe toute entière, contraignit les organisateurs à annuler les défilés et les finances du Comité des Fêtes vacillèrent. Il faisait moins vingt à Aix. Le gel détruisit les oliveraies et mit fin à l'exploitation de la sève des pins en Provence. Un Mistral avec des rafales de  180 km  à l'heure balayait la Vallée du Rhône et la glace recouvrait l'Etang de Berre et même le Vieux Port de Marseille.
Ainsi, 1956, l'hiver  le plus rigoureux du vingtième siècle sonna le glas de sa Majesté Carnaval en la ville du Roi René. Il n'y eut plus de char à brûler au soir du Mardi Gras. Aix-en-Provence n'eut plus dès lors que de pâles imitations qui ne purent ressusciter les fastes d'antan. Les forains, eux-mêmes, furent chassés du cœur de la ville. Une tradition venait de mourir. L'oubli des ces fastes fit ensuite son oeuvre. Qui se souvient encore de ce temps-là? Presque plus personne peut-être.












jeudi 9 mai 2013

Le Château d'If
ou
 le récit d'une expédition ratée.

Mon Père décida un beau matin de février 1953 de m'emmener visiter le Château d'If. Initiative louable, certes, mais fortement contestée par son épouse Marie-Thérèse: d'abord, nous étions en plein hiver, ensuite, c'était un jour de classe et j'étais au cours préparatoire. Rien n'y fit. On eut dit qu'une sorte d'appel impérieux et irrésistible résonnait dans la tête de mon père! Mais comme il n'était pas Ulysse, il ne s'attacha point au mât d'un voilier ni ne se boucha les oreilles pour résister au chant des Sirènes.
Il faut vous dire, pour éclairer votre lanterne, que le Château d'If est un îlot désert en rade de Marseille, une forteresse délabrée où de pauvres gens furent enfermés dans des conditions horribles pour y pourrir perclus de rhumatismes et de maladies sordides. Evidemment, à l'époque, j'ignorais tout cela. Je n'avais pas la moindre idée du lieu où nous allions, sinon que c'était une île. Depuis, j'ai lu et relu le roman d'Alexandre Dumas "Le comte de Monte Cristo" comme tout un chacun et le  Château d'If, grâce à cet auteur n'a plus de secret pour moi.
A peine debout ce matin-là et sans vraiment comprendre ce que j'allais vivre, je me retrouvais donc  vêtu d'un béret, d'une écharpe, de mon manteau beige à fausse fourrure noire en collerette, en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire. "On y va!" déclara péremptoire mon père en me prenant par la main et en m'entraînant dans les escaliers de notre immeuble, rue de Lacépède, sous le regard réprobateur de ma mère. 
Je n'étais pas particulièrement enthousiasmé de ne pas aller à l'école et encore moins rassuré de prendre le bateau pour aller sur une île déserte. Cette précision sur le côté inhabité du lieu me venait de Marie-Thérèse qui en avait rajouté une autre plus inquiétante: "il va y avoir du Mistral, la mer va être mauvaise". J'avais au fond de moi une certitude: je me devais de faire confiance à mes parents. Oui mais auquel des deux? 
La grande et lourde porte d'entrée donnant sur la rue, claquée, les dés étaient jetés. Je n'avais d'autre choix que de suivre mon père. Son enthousiasme ne semblait en rien entamé par les avertissements avisés de son épouse. Fièrement, il descendit le Cours Mirabeau tandis que je trottais à ses côtés, passa devant la Marseillaise de Crédit, au 40  où il était caissier en temps normal et, arrivé à l'emplacement de départ du car, me fit grimper et asseoir sur un siège en faux cuir. En ce temps-là, deux compagnies se disputaient la ligne omnibus Aix-Marseille: les cars Satap  et Mattéi. Albert préférait les cars Mattéi mais je ne sais pourquoi, ce jour-là, nous prîmes leur concurrent. Il est parfois des contradictions inexplicables.
 Après maints arrêts, nous atteignîmes le terminus aux Allées de Meilhan à Marseille, en haut de la Canebière. Petite marche vers le Vieux Port. Mon père se renseigna et choisit une embarcation qui me parut bien petite, mesurée de plus à l'aune de mes six ans et demi. L'appareillage n'étant pas immédiat et le froid présent, Albert me fit entrer dans un café, peut-être pour la première fois de ma vie. Je me souviens encore que j'y bus un chocolat et mangeais un croissant. Rien que des choses de la vie très banales mais qui s'inscrivent dans votre mémoire si c'est une première fois.
L'heure venue, nous embarquèrent. Le temps était gris, le vent si fort que je dus renoncer à conserver mon béret sur ma tête. Monter sur cette coque de noisette -car dire "noix" eut été présomptueux- nous nous assîmes sur un banc, à la proue de ce Titanic miniature. Ainsi, à l'horizon la passe du Vieux Port avec à droite le Fort Saint Jean et à gauche le Palais du Pharo.  La "Bonne Mère" sur la colline devait se dire en nous voyant prendre la mer: "Ces marins d'eau douce  ne vont pas tarder à m'appeler au secours!" Elle n'avait pas tout à fait tord.
Un matelot largua l'amarre et en souriant dit à mon père: "ça va danser!" Moi, j'étais de moins en moins rassuré. Dans une sorte de haute cabine vitrée derrière nous, le pilote, un mégot éteint au coin de la bouche, lança le moteur. Nous n'avions pas fait le moindre mile marin que déjà, en plein Vieux Port, notre esquif se mit à sérieusement nous secouer. C'était encore supportable. Mais lorsque nous fûmes entrés dans la passe, ce ne fut pas le même tabac! Notre embarcation se cabrait puis plongeait, se re-cabrait, replongeait sans le moindre répit et sans avancer d'une encablure. Le matelot nous fit précipitamment entrer dans le poste de pilotage où nous ressemblions plus à des sardines en boîte qu'à des touristes marins!
La Méditerranée était déchaînée. "On rentre!" nous hurla le capitaine pour dominer les sifflements du Mistral dans les drisses et haubans des voiliers des centaines de voiliers amarrés, sagement eux à leur panne. Mais virer de bord ne fut pas une sinécure, la manœuvre me parut durer une éternité.  Nous étions aussi secoués qu'un bouchon de liège pris dans un ressac. Enfin, nous retrouvâmes le calme. Les eaux apaisées du Vieux Port nous rassurèrent. Nous quittâmes sans regret notre esquif et posâmes le pied sur la terre ferme, loin du Château d'If ou d'ailleurs depuis, je ne suis toujours pas allé. Par je ne sais quel miracle j'ai échappé à un naufrage et au mal de mer. Cependant, la journée ne faisait que commencer. Retourner à Aix aurait été pour mon père l'aveu d'un piteux échec. Il décida de me conduire à Notre Dame de la Garde. En ce temps-là, il y avait encore un ascenseur monumental qui sera détruit à la fin des années 60. Nous prîmes ce gigantesque élévateur  qui nous déposa à une poignée d'hectomètre de la Basilique si chère au cœur des Marseillais. Je découvris émerveillé les maquettes suspendues: des bateaux, des avions, offrande de ceux qui voulaient montrer par leur don, leur reconnaissance à la "Bonne Mère" qui les avait sauvés. Le Mistral régnait toujours en maître sur l'esplanade. Le froid était glacial et ce vent méchant semblait vouloir nous dévorer jusqu'à nos os. Ainsi, il nous chassa prématurément de ce haut lieu de la spiritualité. Sagement, mon père décida de rentrer à Aix. J'avais faim! Un sandwich au pâté apaisa mon estomac et pour la première fois de ma vie, je bus un soda "La Sextienne". Une grande nouveauté à l'époque car le soda, orange ou citron, venait tout juste de faire son apparition aux étals des épiceries. Cela piquait dans la gorge et vous gonflait le ventre mais quel délice que la nouveauté!

(28 juin 2013)








mardi 7 mai 2013

Les vélos de mon enfance.

Je reçus à l'âge de quatre ans et demi, pour Noël, mon premier vélo: un engin à pneus pleins, sans roue libre et, il me semble, sans freins: l'absence de roue libre compensant l'absence de freinage. Ce fut donc, sur cette bicyclette et sur les conseils de mon grand-père Pierre Négrin, que je débutais dans le cyclisme. Rapidement, j'abandonnais les "petites roues" pour me lancer dans le monde subtil de l'équilibre. Ce fut le début d'une passion qui dura bien longtemps. Je dois dire, pour la petite histoire que cette bicyclette rouge passa de jambes en jambes. Mon frère André et ma soeur Geneviève l'utilisèrent aussi pour leurs débuts. Cette dernière mit fin à l'existence de cette petite reine: dans une descente, Geneviève qui devait avoir cinq ou six ans, se retrouva avec dans ses mains, un guidon désolidarisé de la fourche. Ce fut la première cascade de ma soeur: une chute spectaculaire dans le fossé, des genoux rougis et des bleus partout.
Pour mes neuf ans, mes parents m'offrirent un modèle magnifique: une bicyclette Fachtleitner, bleu métal. Un véritable bijou signé du nom du "Berger de Manosque", un coureur célèbre à l'époque qui avait terminé deuxième du Tour de France 1947, derrière Jean Robic. Mon père me la fit livrer rue de Lacépède. Je fus ébloui par ce magnifique cadeau et je l'essayai immédiatement dans le quartier. En ce temps-là, il n'y avait pas de circulation et pas de voitures en stationnement: un vrai circuit de rêve, sans danger que ces rues désertes.
Je ne sais ce que devint ce rêve de mes neuf ans. Je grandis trop vite et les six mois de maladie, deux ans plus tard, m'éloignèrent de ma Fachtleitner. Je n'ai pas le souvenir que mon frère l'utilisa. Le mystère de la disparition de ce vélo reste donc entier.
La troisième bicyclette a elle, toute une histoire! Chaque année, comme Aix-en-Provence était encore une petite ville, avait lieu au Parc Rambot la Fête des Ecoles Laïques. Chacune des ces écoles présentait un numéro de danse ou un chant. La soiré se terminait par le tirage d'une tombola.
Et, c'est ma mère qui gagna en 1957 le gros lot avec un billet dont personne ne voulait, le dernier à la vente en son école et qu'elle finit par acheter. L'on raconte dans ma famille que la directrice ne s'en remit jamais!
Ce vélo devint précieux pour moi: un vélo d'adulte, de femme certes, avec de gros pneus et un cadre très lourd qui allait m'accompagner dans mes après-midi sportives! Je montais avec la côte de Saint Anthonin, faisais le tour de la montagne Sainte-Victoire et bien d'autres sorties encore.
Il faut préciser qu'au lycée, j'étais dispensé de sport. Il y avait deux raisons à cela: mon passé récent et l'ennui que représentait pour moi les après-midi de "plein air" du lycée. Le professeur d'éducation physique composait deux équipes de foot et comme je n'avais pas su faire rapidement mes preuves, me nommait "remplaçant". Au bout de trois séances de "remplaçant" ne remplaçant jamais, je choisis de passer au cyclisme. Le professeur était content et moi aussi. Je ne fréquentais plus le stade mais l’asphalte. Le vélo de ma mère fut donc le premier compagnon de ces sorties. En "danseuse" j'affrontais les raidillons sans complexe et si aujourd'hui, je puis être encore fier de mes mollets, je le dois à ces après-midi.
Mais bientôt, je me mis à rêver d'un "vrai" vélo de course et mes parents exhaussèrent ce souhait. Rue Pierre et Marie Curie, il y avait un magasin spécialisé tenu par un passionné qui avait fait de la compétition dans les années vingt. C'est là que je trouvais mon bonheur: un vélo d'occasion, avec guidon de course, petits pneus, selle "Brooks" et freins "Mafac", rouge comme ma première monture!
Finie la grande montée vers la montagne de Sainte-Victoire avec le lourd vélo de ma mère, à moi les grands cols de la Provence. Du haut de mes treize ans, je ne souhaitais qu'une chose: améliorer mon matériel et affronter comme les héros du cyclisme de cette époque: Coppi, Stablinski, Darrigade ou Anquetil le Galibier ou l'Izoard. Mais, je n'avais aucunement l'intention de faire carrière et l'idée de participer au Tour de France ne m'effleura jamais.
Mon plaisir résidait en la sensation de liberté, en la respiration des odeurs des blés coupés ou des lavandes en fleur. Plaisir que je retrouvai bien des années après au guidon d'une moto cette fois.