mardi 15 décembre 2015

"L'Antenne est à Nous"
1957

J'avais onze ans lorsque le premier poste de télévision entra dans notre salon. Mon père l'avait choisi et acheté en ma présence, chez un commerçant de la rue Fabrot, dans le centre d'Aix-en-Provence. Je ne me souviens plus du tout des lieux et je ne saurais les décrire. J'ai simplement en mémoire un magasin très lumineux et l'apparence physique du propriétaire. C'était un homme grand, avenant, compétent et passionné par son métier. Il vendait des postes de radio, des téléviseurs ainsi que les premiers tourne-disques.
 L'appareil que mon père choisit possédait toutes les qualités de l'époque: 819 lignes, un bon haut-parleur, de gros boutons cerclés d'or. Sa boiserie de palissandre en faisait un très bel objet cubique pratique pour poser sur son plateau supérieur les photos de famille. Cet achat fut un grand événement dont nous ne soupçonnions pas vraiment la portée. L'antenne sur le toit installée, ce fut un émerveillement en noir et blanc.
Nous étions très fiers de notre Ribet Desjardins, une excellente marque conseillée à juste titre à mon père par des amis. Une marque française dont les ateliers avaient pignon sur rue à Montrouge, dans le département de la Seine en ce temps-là. Il faut dire, qu'en la fin des années cinquante, la France n'était pas envahie par les productions venues de l'Asie et que les produits japonais avaient très mauvaise presse: de la camelote! disait mon père.
Le poste "allumé", Londres fut la première capitale que nous visitâmes en compagnie de Jacques Salbert. "Ici Londres" nous permettait de passer quelques minutes presque quotidiennes en Angleterre. Nous regardions fascinés les grands monuments de la capitale de la Grande Bretagne, nous arpentions les grandes avenues, roulions à gauche et admirions en noir et blanc, les magnifiques autobus rouges à deux étages. Nous ne nous doutions pas alors que ce journaliste commenterait, douze ans plus tard, les premiers pas de l'homme sur la Lune, nous emmenant bien au-delà des hauteurs de Big Ben. Mais ceci est une autre histoire, comme le disait Kipling.
Par bonheur, notre téléviseur ne devint pas un objet d'enfermement ou de repli de notre famille sur elle-même. Ce fut le contraire qui se produisit. Nous étions parfois une vingtaine d'enfants et d'adultes assemblés autour de l'écran pour l'émission dédiée à la jeunesse "L'antenne est à nous". La présentatrice s'appelait Jacqueline Caurat. Sa blondeur, son sourire avait tout de suite conquis son public et si d'aventure, elle était remplacée, il manquait alors quelque chose à notre jeudi après-midi.
Le moment le plus attendu était la diffusion de notre feuilleton Rin Tin Tin: au loin, un fort de la Cavalerie américaine. Puis en gros plan et de profil, un Clairon sonnait le rassemblement. Répondant à l'appel, des soldats déboulaient, fusils à la main des baraquements. Rin Tin Tin, le berger allemand sautait d'un toit, se recevait sur une charrette avant de rejoindre la terre ferme. Son jeune maître Rusty abandonnait le cheval qu'il était en train de seller. Rassemblé, tout ce petit monde, en ligne et au garde-à-vous, tournait la tête à droite au commandement. Enfin, la grande porte du fort s'ouvrait et la colonne en ordre de marche s'apprêtât à vivre une nouvelle aventure sous les ordres du lieutenant Rip Masters et du sergent Biff O'Hara. Immuable, ce scénario marquait le début de chaque épisode.
Les enfants que nous étions alors s'identifiaient à Rusty, l'orphelin mascotte du régiment. Rusty nous donnait un bel exemple de courage, de noblesse et de gentillesse. Le sergent O'Hara avait un coeur énorme et le Lieutenant Rip Masters semblait avoir été nourri des valeurs de la chevalerie. Quant à Rin Tin Tin, nous l'aurions volontiers adopté. Pour rien au monde, désormais, nous ne voulions manquer ce rendez-vous hebdomadaire avec l'Amérique des grandes prairies. 
Je ne sais combien de jeudis nous passâmes ainsi avec nos amis mais ils furent conviviaux et plus qu'agréables. Cependant, petit à petit, sans même que nous nous en rendîmes compte, notre groupe s'amenuisa. Chaque famille n'avait qu'une aspiration: posséder son propre téléviseur. Une époque, qui ne fut que de courte durée, s'achevait doucement. Elle ressemblait au temps où les villages s'assemblait autour d'un foyer pour entendre des histoires, se réconforter et se serrer d'amitié. Le progrès amenait sans que l'on y prenne garde l'individualisme et la solitude. Beaucoup dès lors, ne purent se résoudre à éteindre la télévision lors du dîner. Les présentateurs parlaient pour les parents. Autour de la table, l'on n'entendit plus bientôt que le cliquetis des fourchettes et des cuillères. Malheur à celui ou celle qui osait demander un morceau de pain. Il se faisait rabrouer par des regards furieux et un "chut" général.
Rin Tin Tin ne disparut pas: il revint encore pour un temps en couleur, toujours aussi attachant. L'Antenne est à nous disparut des programmes. L'ère des productions françaises pour la télévision des programmes de la jeunesse continua jusqu'à "L'ïle aux Enfants" et son "Monstre Gentil". Puis, un jour, sans savoir pourquoi, tout cela fut jeté aux orties. Une production internationale envahit les "étranges lucarnes". Les enfants  n'auraient plus droit qu'à une rue et à des marionnettes prétentieuses et pelucheuses vivant dans des poubelles.

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