Albert...
Voici qu'entre en scène et en vie celui qui deviendra mon père, puis celui de deux autres enfants: André et Geneviève, toujours d'un premier lit, on manquait d'imagination à l'époque!
Albert naquit au pied de "La Bonne Mère" au rez-de-chaussée d'un petit appartement du Boulevard Vauban. Cette avenue est une côte abrupte et rectiligne ou une descente périlleuse selon la perspective dans laquelle on se place. Nous sommes dans le début des années 20. Dans la famille, j'ai toujours entendu dire qu'il était un enfant de "vieux" pour expliquer son goût de l'ordre, sa passion pour les enquêtes policières familiales. Tout étant relatif, j'ai appris que ses vieux parents n'avaient pas dépassé les 35 ans pour son père et les 25 pour sa mère lorsqu'il vint au monde. Du haut de mes cinq printemps, cependant, je considérais cette qualification "d'enfant de vieux" totalement justifiée, car pour moi la vieillesse commençait à alors 14 ans.
De l'enfance de mon père, je n'ai en mémoire que des bribes et des pointillés. C'était un très bon élève, comme le sont tous les parents lorsqu'ils parlent de leur scolarité à leur progéniture et un enfant de choeur en aube rouge. Le premier épisode marquant que m'a raconté à maintes fois mon père advint lors de son dix-huitième anniversaire. Il rêvait d'une moto. Germain répondit: "oui, tu auras ta moto". Le jour-dit, le 15 mars, Albert fut appelé par son père:"Ta moto est dans ta chambre!" Fou de joie, le fils se précipita et trouva, sur son bureau un modèle réduit. J'entends encore, suite à cette blessure irréparable, les paroles de l'auteur de mes jours: " J'ai eu l'envie de le tuer!"
Un an plus tard, mon père s'engagea dans l'armée pour "se débarrasser du service militaire". C'était en 1938. Cette excellente iniative se révéla désastreuse: il n'en sortit que peu avant la Libération. Il fut fait prisonnier, visita tout frais payés la Prusse Orientale dans des camps peu chauffés et à la nourriture déplorable avant de rentrer à Marseille, rapatrié par la Croix Rouge.
C'est de cette période de sa vie que j'ai le plus entendu parler et dont notre famille conserve quelques documents: photos, lettres de mon père venues du stalag. S'il fallait retenir un seul mot des récits de mon père ce serait le mot "faim". Faim à chaque instant de la guerre, même à son retour à Marseille où tout manquait et votre pain pesé par rations selon votre âge ou votre sexe. Mon père m'a maintes fois raconté comment lui et un camarade avaient tué un goret, puis l'avaient caché dans une meule de paille pour le dévorer ensuite clandestinement. Les paysans où il travaillait en journée était discrètement gentil avec lui. La terreur nazie régnait, ils ne pouvaient être au grand jour un soutien nourricier: une pomme de terre glissée discrètement dans la poche du manteau marqué en son dos de deux grandes lettres "KG", un morceau de pain. La nourriture était rare, même pour les familles allemandes: l'armée prenait tout. Les voies du Destin sont quelques fois extraordinaires: un jour de juillet, alors qu'il était au guichet de la banque où il était caissier, une famille de touristes allemands se présenta. Mon père eut une hésitation d'incrédulité: ce n'était pas possible! Pourtant si! Cette famille, là, devant lui, était celle chez qui il avait passé pendant quatre années les journées dans les champs de betteraves et de pommes de terre. La dame le reconnut à son tour et souffla d'une voix stupéfaite: "Albert!"